Je me souviendrai de juillet 2024 comme d’un mois qui fera date. Vu de France, le moins qu’on puisse dire c’est qu’on a eu chaud — quoique pas plus que le climat. Dans la dernière édition de PWA, je parlais de cette impression d’accélération de l’Histoire. Un mois plus tard, je suis heureux que celle-ci s’accompagne d’une lueur d’espoir.
Si bien qu’en juillet, j’ai eu envie de prendre le contrepied du rythme de l’actualité. De ralentir, de paresser, de lire et de rêver. Jusqu’à interrompre mes lectures en cours pour me lancer dans l’œuvre de mon nouvel invité — qui n’aurait pas pu mieux tomber. Et pour mon plus grand plaisir, j’ai eu la chance d’interviewer un romancier.
La conversation qui suit fait la part belle aux grands récits, aux francs “et si”, à l’utopie. Je me suis rarement senti autant provoqué dans mes idées, aussi chamboulé dans mes envies. Et ça me semble d’autant plus précieux quand le sujet politique. De quoi me mettre dans une forme (forcément) olympique. Et vous inviter, en fin d’édition, à un joyeux événement à la rentrée.
Bonne lecture,
Benjamin
Plumes With Attitude est une newsletter sur l’écriture sous toutes ses formes. Si vous avez envie de suivre cette publication, abonnez-vous pour recevoir les prochaines éditions et retrouvez-moi sur Instagram.
🎙 INTERVIEW… Hadrien Klent
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Hadrien Klent, un romancier à l’origine d’un diptyque qui a donné un certain rythme à mon mois de juillet. Dans Paresse pour tous et La Vie est à nous, tous deux publiés aux éditions Le Tripode, celui-ci raconte l'irrésistible ascension d’Émilien Long, un prix Nobel d’économie qui se présente à l’élection présidentielle avec pour idée phare : faire passer la France à la semaine de travail de quinze heures. Une lecture idéale en cette saison estivale post-élections.
🙈 À savoir : cette interview contient de légers spoilers sur l’intrigue des deux livres.
Hello Hadrien et un grand merci à toi d’avoir accepté l’invitation ! Je voudrais également te remercier pour tes deux romans, Paresse pour tous et La vie est à nous, que j’ai trouvé tout simplement passionnants. Si je devais donner un avant-goût de leur recette, je parlerais avant tout de trois ingrédients : une idée de rupture (la semaine de travail à quinze heures), un personnage atypique (Émilien Long, le “candidat de la paresse”), ainsi qu’une trajectoire politique (une campagne électorale mémorable, suivie de ses premières années au pouvoir). Alors pour commencer cette interview, j’ai envie de te demander : sur quoi avais-tu envie d’écrire à l’origine ?
Le point de départ, c'est cette idée des trois heures de travail par jour. Comme indiqué au début de Paresse pour tous, je ne l'ai pas eue seule mais avec une autre auteure, Alessandra Carretti. Alors qu’on travaillait ensemble sur un projet de scénario de bande dessinée, on a voulu remettre au goût du jour Le Droit à la Paresse de Paul Lafargue, qui défendait dès 1880 l’idée de ne travailler que trois heures par jour.
Comme on voulait inscrire cette perspective dans le champ politique actuel, on a vite eu l’idée du cadre d’une campagne électorale. Reste que le format bande dessinée a très vite montré ses limites dans l’élaboration du scénario de ce qu’allait devenir Paresse pour Tous. On ne s’en sortait pas pour différentes raisons. On a eu notamment eu beaucoup de difficultés à conjuguer les nombreux enjeux théoriques et la construction des personnages — tout aussi nombreux.
Quand on a décidé d’abandonner ce projet à deux, Alessandra m’a suggéré d’en faire un roman. Je me suis dit, pourquoi pas ? Mais j’ai attendu encore un moment. Ce n’est que plusieurs mois plus tard, lors du premier confinement au printemps 2020, que je me suis mis à écrire. C’est à ce moment-là que m’est venu le troisième ingrédient mentionné dans ta question, à savoir le personnage d’Émilien Long. Je me suis dit qu’en faire un Prix Nobel d’économie lui donnerait à la fois une aura médiatique et un début de crédibilité politique pour faire émerger son idée dans le débat public.
À la lecture, j’ai trouvé qu'il y a des parallèles évidents entre Émilien Long et Emmanuel Macron — qui apparaît d’ailleurs sans être nommé dans le récit. Ça me semble d’autant plus frappant dans La vie est à nous, qui déconstruit la posture hégémonique du statut de Président de la République. D’autant plus que ça fait plusieurs années déjà qu’on entend parler de notre dirigeant comme d’un “hyper-président”. D’où ma question : as-tu voulu faire d’Émilien Long un anti-Macron ?
Oui, il y a un jeu sur un effet miroir. J’ai glissé quelques clins d’œil dans le récit, comme le fait qu’Émilien et le président actuel étaient tous deux passés par la même prépa — qui est aussi celle d’une autre Prix Nobel d’économie, Esther Duflo.
Reste que je n’avais pas du tout envie de construire le personnage autour de ce prisme. Je voulais plutôt en faire un anti-modèle : pas seulement de notre président du moment, mais de la vision construite par la Cinquième République de ce que devrait être le pouvoir présidentiel. Ça me semblait plus intéressant de proposer une véritable alternative.
Je ne suis ni économiste ni responsable politique. Et en tant que romancier, c'est par la fiction que je propose une autre grille de lecture de notre société. Créer des passerelles avec le monde réel vient aussi nous montrer ce à quoi notre quotidien pourrait ressembler si on était gouvernés par un président vraiment différent.
J’avais d’ailleurs vu un avis en librairie disant que La vie est à nous est un livre sur un président qui ne trahit pas ses promesses électorales.
C’est vrai qu’il y a de ça, oui. Mais pour le coup, ça me semble plus en référence aux différentes expériences de la gauche au pouvoir en France. Ça fait écho aux déceptions passées à propos de ces élus dont l’exercice du pouvoir a fait l’impasse sur toute une série de mesures annoncées pendant leur campagne. C'est pour cette raison que je tenais à faire ce diptyque.
Si le premier livre se concentre sur les promesses faites pendant la conquête du pouvoir, le second porte sur son exercice. Je voulais aller plus loin que le récit d’une campagne électorale à contre-courant. Ça me semblait indispensable de mettre Émilien Long face à ses promesses une fois élu président.
Tes deux livres reposent à la fois sur un socle théorique très riche, mais aussi sur la prise en compte de nombreux enjeux politiques — à échelle nationale et internationale. Comment t’y es-tu pris pour construire autant de cohérence dans un récit que tu considères toi-même comme une utopie ?
Il y a un certain nombre d’éléments de Paresse pour tous qui se sont agrégés au fil de l’écriture. Je pense notamment à cette décision d’insérer dans le livre des extraits de l’essai [fictif] d’Émilien Long, Le Droit à la Paresse au XXIème siècle, qui précède son entrée en campagne. Ça me semblait une bonne idée de l’intégrer dans le roman.
Dans mon premier manuscrit, j’avais seulement écrit l'introduction et la conclusion de l'essai. Quand je l’ai envoyé à Alessandra et à mon éditeur pour une première lecture, j’ai eu des retours très enthousiastes sur ces chapitres en particulier. Si bien qu’on m’a conseillé d’en ajouter davantage dans le livre. Ce qui est marrant, c’est qu’on me dit souvent que mon roman est très documenté alors que je n’ai écrit ces chapitres que dans un second temps.
De la même façon, il y avait tout un travail à faire sur la temporalité du récit. J’ai écrit Paresse pour tous en 2020 en sachant que le livre sortirait au printemps 2021, soit un an avant les élections présidentielles de 2022 — qui sont au cœur de l’intrigue de Paresse pour tous. Comme le début du récit commence lui aussi en mars 2020, j’ai pris soin de coller un maximum au contexte politique du moment.
Mais à partir de l’été 2020, j’ai dû le faire diverger de l’actualité pour développer son volet utopique. J’ai beaucoup travaillé sur la recherche d’un cadre réaliste et crédible pour le récit. C’est à la fois valable sur sa temporalité, sur la base théorique du programme d’Émilien Long, mais aussi sur le rythme d’une campagne électorale.
Malgré la dimension utopique de ton récit, tu as vu juste sur certains points dont on a beaucoup parlé ces derniers mois. Je pense notamment aux nombreuses références à Léon Blum et au Front Populaire. Ceci dit, comme je viens tout juste de lire tes deux romans, je ne peux pas m’empêcher de constater que l’extrême-droite est la grande absente du récit. C’était un choix volontaire de ta part ?
Je dirais qu’il y a deux choses. Tout d’abord, il faut garder en tête que j’ai commencé à écrire Paresse pour tous début 2020, soit aux prémisses de l’épidémie de Covid. Or, les thématiques du moment étaient très différentes de celles qui ont pu ressurgir lors des dernières élections. Forcément, il y a aussi eu un certain nombre de tensions économiques, sociales et géopolitiques que je ne pouvais pas anticiper.
Mais surtout, je n'avais pas envie de trop écrire sur l’extrême-droite. Je ne comptais pas lui donner beaucoup de place dans mon roman. Pour autant, je ne l’ignore pas totalement : le Rassemblement National est au coude-à-coude avec Émilien au premier tour de la présidentielle. Je ne fais donc pas disparaître ses représentants — et encore moins ses électeurs — d’un coup de baguette magique.
De fait, je pense que cet électorat est volatile. Il ne me semble pas absurde de penser qu’une partie pourrait se tourner vers une offre politique réellement radicale et apte à faire changer les choses. Dans mon roman, celle-ci est représentée par le programme d’Émilien et sa détermination à passer à une semaine de travail de quinze heures. C’est une proposition très concrète qui marquerait un véritable tournant dans le quotidien des gens et qui, de ce fait, pourrait peut-être rebattre les cartes du vote pour l’extrême-droite.
Ces derniers mois, il y a une notion qui est souvent revenue pour analyser la banalisation des idées d’extrême-droite dans le débat public [cf. PWA #77 avec Vincent Édin] : la fenêtre d’Overton. Or, je trouve que ton récit offre une rare illustration d’un déplacement de celle-ci de l’autre côté de l’échiquier politique.
C’est marrant, je n'y avais jamais pensé. C’est une notion qui me semble tellement marquée par les idées de l'ultra droite que je n’aurais jamais songé la reprendre à mon compte. Mais je trouve ton analyse très juste : oui, l’idée de mon récit c’est de lancer des propositions très radicales dans le débat afin d’obliger tout le monde à se situer par rapport à ça.
J’ai d’ailleurs noté que, durant le mouvement social contre la réforme des retraites en 2023, il y a souvent eu des pancartes en manif faisant référence au Droit à la Paresse de Paul Lafargue, voire directement au titre de mon livre Paresse pour tous et à Émilien Long. À ma modeste échelle, je pense que le livre a pu contribuer à nourrir cette remise en question récente de la place du travail dans nos vies.
Hélas, c’est une thématique qui a été éclipsée par d’autres sujets lors des toutes dernières élections législatives. En même temps, ni moi ni mon éditeur, le Tripode, n’avons exactement les mêmes moyens qu’un certain groupe de médias dirigé par un milliardaire d’extrême-droite pour propulser le programme politique de notre ami Émilien Long dans le débat public.
Et c’est bien dommage ! Au cœur de la politique d’Émilien Long dans La vie est à nous, on retrouve un terme que tu as inventé et que j’aimerais voir émerger pour de vrai : la notion de “coliberté”. Et alors que ces dernières années, on a beaucoup entendu parler — à gauche comme à droite — des “libertés individuelles”, j’ai très envie de revenir avec toi sur les différences entre ces deux expressions.
Tout part d’un constat simple : le problème avec le mot “paresse”, c’est qu’il est souvent vu comme un synonyme de flemme voire de glande. Sauf que le fameux droit à la paresse théorisé par Paul Lafargue, il s’oppose avant tout au droit au travail. Dans son essai, la paresse c’est le non-travail — autrement dit, le temps libre. C’est sur cette base théorique que repose l’offre politique d’Émilien Long.
Reste que mener une campagne électorale autour de la paresse est une chose. Mais gouverner un pays avec une notion aussi clivante en est une autre. Alors, depuis ma place d’écrivain, j’ai dû imaginer ce que des responsables politiques feraient pour trouver un terme plus rassembleur capable de marquer les esprits. D’autant plus qu’une fois président, Émilien doit répondre à une question majeure : à quoi va ressembler une société avec une semaine de travail fixée à quinze heures ?
D’où la recherche d’un terme qui puisse englober cette nouvelle réalité. Car dans ce monde, on a maintenant plus de temps pour soi… mais aussi pour les autres. C’est ce qui m’a amené à inventer le terme de coliberté. On garde bien cette idée de liberté, dans le sens où on s'est libéré de quelque chose. Mais comme tu le dis très bien, ça va plus loin qu’une liberté individuelle “pour soi”. La coliberté c’est le droit à plus de temps libre, mais aussi le devoir d’en redistribuer une partie pour faire avancer collectivement la société.
Et c’est tout le projet politique du gouvernement d’Émilien Long — qui comprend d’ailleurs un Ministère du Temps libre et des Loisirs. Ce que je trouve intéressant, c'est de donner de nouveaux droits qui s’accompagnent de nouveaux devoirs. L’idée, c’est de miser sur la responsabilité individuelle de chacun pour aller non pas vers du repli sur soi, mais vers du mieux-vivre ensemble. Enfin, avoir plus de temps, c’est aussi avoir moins besoin d’aller vite. D’où le fait de privilégier par exemple le vélo à la voiture pour les trajets du quotidien.
Il y a une autre notion centrale que j’ai beaucoup aimé retrouver dans tes deux livres, c’est le refus de parvenir [déjà abordé dans PWA #61 avec Thomas Wagner]. Dans Paresse pour tous, tu cites l’instituteur qui a inventé le terme, Albert Thierry, qui le décrivait comme tel au début du XXème siècle : « Refuser de parvenir, ce n'est ni refuser d'agir ni refuser de vivre : c'est refuser de vivre et d'agir pour soi et aux fins de soi. [...] C'est rester fidèle au prolétariat, c'est anéantir à sa source un égoïsme avide et cruel ». Et ça m’a rappelé une information que j’avais en tête avant de lire tes livres, à savoir qu’Hadrien Klent n’est pas ton vrai nom mais un pseudonyme. Je me suis alors demandé si cela pouvait s’assimiler pour toi à une forme de refus de parvenir ?
Je suis content que tu abordes cette notion. C'est une thématique chère à mes yeux, mais qui n’est pas souvent soulignée quand on parle de mes livres. Cela peut sembler paradoxal de citer le refus de parvenir chez un homme qui veut devenir Président de la République. Au premier abord, ce sont deux chemins de vie qui ne semblent pas vraiment compatibles. Sauf que je voulais montrer que, si, ça peut être le cas. Et c’est une idée centrale que je développe d’un livre à l’autre, au fil du récit.
Ceci étant dit, ta question semble en cacher une autre : pourquoi un pseudonyme ? C’est un nom de plume, et non pas un acte de dissimulation politique. Reste que ça m’arrangeait bien d’apparaître sous le pseudo d’Hadrien Klent quand Paresse pour tous est sorti. Lors de ma toute première rencontre en librairies pour le livre, plusieurs personnes m’ont avoué s’être demandées si j’étais en réalité un homme politique ou un conseiller de l’ombre. Mais, non, je suis juste romancier.
Avec l’écho que rencontre le livre depuis maintenant plus de trois ans, il arrive souvent que des lecteurs me disent qu’ils aimeraient bien que le réel rattrape la fiction et que je sois véritablement candidat à la présidentielle avec le programme politique d’Émilien Long. J’ai pris l’habitude de répondre que je ne peux pas me présenter à une élection, étant donné qu’Hadrien Klent n’est pas mon vrai nom.
Sauf que l’actualité vient de m’apprendre que c’est tout à fait légal. C’est d’ailleurs le cas d’un député qui vient d’être élu. Je ne savais pas du tout, moi qui avais toujours considéré le simple fait d’écrire sous pseudo comme une barrière symbolique pour m’empêcher de me saisir de l’offre politique de mes romans.
Maintenant qu’on sait que c’est possible, on va être nombreux à croiser les doigts pour que tu oses franchir le pas (rires). À ce sujet, as-tu eu des réactions sur tes livres dans le monde politique ?
Tu ne seras pas surpris d’apprendre que ça a été plutôt silencieux à droite (rires). À gauche, ça s’est fait en deux temps. Quand le livre est sorti au printemps 2021, j’ai envoyé un certain nombre d’exemplaires à des responsables politiques que ça pourrait potentiellement intéresser. Suite à ça, je n’ai eu aucun retour à l’exception de quelques réponses de politesse — ce qui, en général, veut dire que les personnes concernées ne le liront pas.
Pendant deux ans, ça a donc plutôt été le néant. Et puis, ça a commencé à changer à partir de l’été 2023. Sans doute que la sortie de La vie est à nous a joué un certain rôle là-dedans. Plusieurs responsables politiques — essentiellement des députées écolos — m’ont écrit pour me proposer des échanges sur les thématiques de mes livres, ce que j’ai accepté à plusieurs reprises.
J’en ai profité pour leur demander, par curiosité, pourquoi ces discussions arrivaient plus de deux ans après la sortie de Paresse pour tous. J'ai pris conscience que l’immense majorité des responsables politiques ne prennent pas le temps de s’intéresser aux sorties de romans. Autant l’essai est considéré comme un format légitime pour nourrir leur réflexion politique, autant les œuvres de fiction sont souvent réduites à leur fonction de divertissement. Au final, ce sont des proches de ces députées qui leur ont mis le livre entre les mains en leur disant : « Lis-le, c’est pour toi ! »
Même constat pour la plupart des journalistes politiques et économiques, à qui on avait envoyé les deux livres… mais qui, à quelques exceptions près, n’en ont jamais parlé. Je trouve ça dommage qu’eux aussi s’arrêtent au seul fait qu’il s’agisse d’un roman, sans prendre en compte l’existence d’une éventuelle base théorique étayée et documentée.
La bonne nouvelle, c’est que les libraires indépendants et les lecteurs se sont saisis du livre. Et si Paresse pour tous s’est vendu à plus de cinquante mille exemplaires, c’est avant tout grâce au bouche à oreille. Alors on peut toujours espérer que des députés du Nouveau Front Populaire finiront par lire mes livres et, pourquoi pas, par s’en emparer. Je pense sincèrement que c’est un récit certes utopique mais surtout capable de nourrir certains imaginaires de gauche, qui ont parfois tendance à pécher par leur manque de désirabilité.
Au-delà du prisme gauche-droite, certaines de tes idées les plus radicales sont aussi les plus simples à mettre en application. Je pense notamment à celles qui touchent aux nombreux privilèges associés au statut de Président de la République.
Une grande partie de mon travail de recherche pour La vie est à nous a été de regarder comment “dé-monarchiser” la fonction présidentielle. Pourquoi un Président de la République devrait avoir un chef cuisinier attitré quand il peut partager les mêmes repas que ses équipes à la cantine de l’Élysée ? Pourquoi serait-il le seul à disposer d’un lit dans l’avion présidentiel alors que les autres passagers pourraient eux aussi prétendre en bénéficier à tour de rôle ?
L’un des grands problèmes de la Cinquième République, c’est que le Président est toujours au centre de tout — y compris pour des raisons plus symboliques que pratiques. Encore une fois, mon personnage d’Émilien Long se montre très radical dans sa rupture avec ces traditions passéistes.
J’attends le moment où un candidat à la présidentielle décidera de s’affranchir de ces héritages de la monarchie pour donner plus de place à un exercice du pouvoir moins autocentré et plus collectif. Et comme tu dis, il n’y a rien de plus simple à mettre en application.
Ce qui est fou, c’est que la dimension utopique du récit tient parfois à quelques détails… qui n’en sont pas. Je pense notamment à l’utilisation par défaut du “nous” par Émilien, là où on est très accoutumé au fait qu’un président dise “je” — surtout depuis ces dernières années. Ça m’évoque l’importance accordée au langage dans ton récit, ce qui fait la singularité de la narration. Et ça me donne envie d’en partager un extrait. Alors si tu devais me citer un passage préféré, ce serait lequel ?
Ce serait le discours de Souleymane Coly, poète et responsable des relations internationales de la campagne d’Émilien, dans Paresse pour tous :
« Reprenons le temps. Libérons-nous. “Le travail est la meilleure des polices”, disait Nietzsche. “Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices”, croyait Napoléon. Il faut prendre le temps de réfléchir, d’inventer, de créer [...] Trois heures de travail par jour, et le reste va nous nourrir, cette fois spirituellement. “L’âme adore nager”, comme dirait Michaux. [...] Moi je suis poète. Mais vous, vous pouvez être potière. Vous, pianiste. Vous, peintre. Vous, promeneur. Vous, patissière. Il y a tant de choses à faire quand on a du temps disponible. Je ne dis pas que nous sommes tous artistes — mais nous sommes tous des êtres sensibles, pouvant faire quelque chose de notre sensibilité. Et pour qu’elle s’exprime, il faut la libérer des contraintes, des horaires de bureau, des privations aussi : il faut une société juste et dégagée. Il faut une société où l’oisiveté rend tout le monde actif. »
Génial ! C’est un passage qui m’avait particulièrement marqué moi aussi. Pour finir, je me sens obligé de te demander : aura-t-on droit à de nouvelles aventures d’Émilien et son équipe dans les prochaines années ?
Je suis en train de plancher sur quelque chose qui pourrait être qualifié de spin-off — même si je ne suis pas vraiment fan de ce terme (rires). Mais comme j’ai encore besoin de réfléchir sur ce sujet, je n’en dirai pas plus. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y aura pas de troisième tome. J’ai le sentiment d’être arrivé à la fin d’un cycle avec ce diptyque.
Par ailleurs, je réfléchis à un autre projet de roman qui reprendrait des thématiques communes aux quatre livres que j’ai écrits sous le nom d’Hadrien Klent — c’est-à-dire le diptyque, précédé de Et qu’advienne le chaos et La Grande Panne. Pour chacun de ces textes, je me suis interrogé sur ce que ça veut dire que de “faire société”. Et surtout, comment cela peut évoluer quand cette dernière se retrouve chamboulée par un événement extérieur ou un changement profond.
Je trouve que le roman est un format privilégié pour réfléchir à de grands enjeux de société — quoi qu’en disent les journalistes économiques et responsables politiques (rires). Ce qui me plaît, c’est qu’on peut amener nos questionnements et idées de façon plus joyeuse, plus accessible, et parfois plus efficace que dans un essai. Je vais donc continuer à écrire des romans de ce genre, en essayant de marier le plaisir que j’ai moi lors de l’écriture, et celui qu’on peut en retirer — je l’espère — à la lecture. Sans renoncer, bien sûr, à cette recherche d’utilité, à la fois pour réfléchir à l’échelle individuelle et pour remettre du collectif dans la société.
Et je te propose de conclure sur ça ! Un grand merci Hadrien pour cette conversation que j’ai trouvé aussi géniale que tes romans. J’espère qu’elle donnera l’envie à des lecteurs d’en faire leurs nouveaux livres de chevet. Je peux d’ailleurs te dire que j’ai déjà commencé à les recommander autour de moi. En tout cas, j’ai hâte de savoir ce que tu nous réserves pour la suite. Je te dis à bientôt !
4 interviews de PWA sur des sujets voisins :
PWA #72 avec Albin Wagener : sur le bavardage climatique
PWA #66 avec Timothée Parrique : sur la décroissance
PWA #41 avec Rebecca Amsellem : sur les utopies féministes
PWA #37 avec Léa Moukanas : sur l’engagement citoyen et politique
🔮 GRAND BAZAR… Dans le radar
Avec une sélection plus nerd que jamais.
Binge please : Origine de mots, création de langues, abus de jargons, détournement de l’argot, manipulation par le discours : c’est tout le programme d’Otherwords, une série de vidéos très accessibles sur le langage —que je recommande vivement — animée par la linguiste Erica Brozovsky. Un seul avertissement : gare au rabbit hole !
C’était mieux avant ? Le média The Pudding a encore publié un essai visuel dont il a le secret. Au cœur du propos : l’évolution des thématiques et intrigues des films de science-fiction entre les années 50 et aujourd’hui. Une belle illustration pour compléter mon interview récente sur le sujet avec Lloyd Chéry [cf. PWA #79].
Carré magique : Si vous vous intéressez de près ou de loin à la création de médias, je vous conseille de jeter un œil à cet article signé Ventakesh Rao. Celui-ci propose un schéma bien pensé pour se repérer parmi seize profils-types de plumes — et entrevoir la direction vers laquelle on souhaite évoluer. Je ne suis pas encore sûr d’avoir tout compris, mais je suis convaincu que ça peut me resservir. À garder sous le coude.
🗣 MEANWHILE… L’actu des plumes
Et vous, ils ressemblent à quoi vos projets du moment ? Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro[a]gmail.com
Elise a eu droit à un portrait dans Le Monde.
Jean-Marie s’est fait interviewer par Salomé Saqué pour Blast.
Diane est revenue aux origines du Comte de Monte-Cristo.
Gabriel a lance une nouvelle newsletter sur l’actualité politique.
Alexandra a écrit sur la place des créateurs dans le monde de l’info.
Timothée et son collectif enquêtent sur les JO d’hiver de 2030.
DERNIÈRE CHOSE…
Une fois n'est pas coutume, j'organise un événement pour se réunir entre plumes. Et pour cause : le mois de septembre marquera le cinquième anniversaire de PWA. 🎂
Vous pouvez déjà noter le jeudi 26 septembre dans votre agenda. Je vous donne rendez-vous au bar Le Motel (Paris 11e) à partir de 19h pour fêter ça comme il se doit.
En attendant de vous donner plus de détails sur le programme, entre talks de plumes et DJ sets avec les amis de La Gabegie, je vous laisse me dire ici si vous en serez.
May the words be with you,
Benjamin
Plumes With Attitude est une newsletter indépendante sur l'écriture au sens large, entre interviews de plumes de tous horizons et curation de haut vol. Retrouvez toutes les éditions sur Substack et suivez les débuts de PWA sur Instagram.
Une interview d'auteur de roman ? Evidemment que je signe 😄