Après une fin d’année terminée dans la précipitation, mon début 2024 commence au pas de course. Deux éditions publiées en moins d’une semaine d’intervalle, c’est du jamais-vu en quatre ans d’existence de PWA. Autant dire que vous ne risquez pas de voir ça tous les mois.
Relire toutes les conversations avec mes invités de 2023 pour ma retrospective aura d’ailleurs été une vraie bouffée d’énergie pour démarrer l’année du bon pied. Comme quoi, parfois c’est le retard qui fait bien les choses. Mais trêve de hors-série, le retour du format interview c’est aujourd’hui !
Comme je le dis chaque mois de janvier, j’ai pris l’habitude d’associer une certaine symbolique au choix de mon premier invité de l’année. D’une certaine façon, je trouve toujours a posteriori que la plume qui ouvre le bal donne le ton voire influence les interviews à venir dans la programmation.
Et le moins que je puisse dire avec mon nouvel invité, c’est que 2024 s’annonce comme une année chargée. Mais surtout, que tenir bon avec mon petit média — qui a eu chaud les plumes en 2023 — était la meilleure chose à faire pour continuer à partager avec vous mon amour des conversations passionnées.
Bonne lecture à vous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Vincent Edin
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Vincent Edin, qui est auteur, journaliste indépendant (Usbek & Rica, Socialter) et directeur de collection pour la maison d’édition Rue de l’échiquier. En octobre 2023, il a publié son nouvel essai, En finir avec les idées fausses propagées par l’extrême droite aux Éditions de l’Atelier : une lecture critique essentielle dans le contexte politique actuel.
Hello Vincent et merci beaucoup pour avoir répondu à l’invitation ! Je suis très heureux de te recevoir pour démarrer l’année. En octobre dernier, tu as publié En finir avec les idées fausses propagées par l’extrême droite, qui a la particularité d’être ton second livre sur le sujet. Le premier remonte à 2016 et j’ai hélas l’impression que ces dernières années t'ont pas mal inspiré. Alors pour commencer, j’ai envie de te demander : quelles ont été pour toi les différences majeures entre les phases d’écriture respectives de ces deux livres ?
Ce qui a beaucoup changé pour moi entre les deux, ça a tout simplement été ma motivation. En 2016, il n'y a aucune chance que l'extrême droite passe aux prochaines élections. À noter que j’avais écrit ce premier livre avant le triste combo Brexit-Trump-Bolsonaro. En France, le contexte traumatisant post-attentats de Charlie Hebdo et du 13 Novembre a forcément été assez favorable à l’extrême droite. Mais rien ne laissait présager qu’ils pourraient l’emporter à la présidentielle de 2017. J’avais donc très envie d’écrire ce livre et de réfuter leurs arguments, à un moment où ils étaient encore loin d’avoir gagné les batailles culturelles dans laquelle ils s’étaient engagés.
En 2022, l'éditrice me rappelle pour me dire que le tirage de la première édition est épuisé. Mais surtout, elle me dit qu’il faut “réarmer” le discours anti-extrême droite — avec des guillemets vu que le terme est plutôt à la mode en ce moment. Sauf que je n’en avais absolument aucune envie. Entre-temps, j’étais devenu père de famille et je lui avais alors répondu que j’avais d'autres priorités dans la vie. Je ne me voyais pas me replonger dans des vidéos de Zemmour, Papacito ou de Raptor Dissident — et ce, même si j’ai peur à l’idée que Marine Le Pen puisse gagner en 2027.
Reste que ma maman n’était pas de cet avis (rires). Pour te donner le contexte, elle était membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire et engagée au début du Mouvement de Libération des Femmes en 68. Autant dire que quand je lui ai dit que quand je n’avais pas envie d’écrire ce livre, j’ai pris une baffe — symbolique bien sûr (rires). Son argument était simple : on ne refuse jamais d'écrire contre l'extrême droite. Je me suis donc lancé dans l’écriture de ce second livre, mais plutôt à reculons.
Autant dire que mon expérience n’a pas du tout été la même. En 2016, je trouvais malgré tout une certaine forme de plaisir à décortiquer les idées fausses et à trouver les angles morts. L'an dernier, j'ai vraiment eu le sentiment de faire mon devoir de citoyen. Je trouve ça difficile de sortir de la désillusion face à la montée de l'extrême droite partout dans le monde. Paradoxalement, cette nouvelle édition marche beaucoup mieux que la précédente. Et même si elle parle surtout à des convaincus traumatisés d’avance à l’idée de voir l’extrême droite arriver au pouvoir en 2027, il n’empêche qu’elle est déjà en réimpression.
Merci beaucoup pour tout ce contexte en guise d’introduction ! Si je devais résumer en un mot le problème majeur avec l’extrême droite aujourd’hui, ce serait sans aucun doute la banalisation de leurs idées et discours. Et c'est un terme qui a un sens double. D’un côté, il y a une banalisation du côté de l'émetteur du message : beaucoup de propos d’extrême droite sont dits à la fois plus souvent et plus facilement. La conséquence du côté de son récepteur, c’est qu'on va progressivement s'habituer à leurs idées, qui vont finir par moins choquer qu’auparavant. Pourrais-tu me donner des exemples qui montrent comment leurs discours ont évolué ces dernières années ?
Pour comprendre comment les propos de l’extrême droite se sont banalisés, il faut suivre le capital. En France, il y a un homme qui va tout changer : c’est Vincent Bolloré. En 2016, il est surtout connu pour être un capitaine d’industrie milliardaire. En 2023, il se décrivait lui-même comme étant “en croisade” pour l’Occident chrétien.
Entre-temps, son empire médiatique réactionnaire s’est largement étendu grâce aux rachats de titres passés du centrisme politique à l’extrême-droite. Je pense en particulier à Paris Match et au JDD, mais ça avait déjà commencé avec Canal+, C8, CNews, ou encore Europe 1. Sa croisade s’inscrit dans la lignée de ce qu’a pu faire Rupert Murdoch aux États-Unis avec Fox News.
Comme lui, il s’est lancé dans une véritable guerre sémantique fondée sur l’idée que l’outrance crée de l’audience. La conséquence, c’est que des mots auparavant réservés à la section commentaires des vidéos de Raptor Dissident, Papacito ou Julien Rochedy ont fini par se retrouver au cœur du débat public. Le pire, c’est qu’ils ne vont pas toujours être popularisés par l’extrême droite… mais parfois par l’exécutif lui-même.
C’est l’islamo-gauchisme dans la bouche de Jean-Michel Blanquer, ou encore l’écoterrorisme mis sur le devant de la scène par Gérald Darmanin. Et ce n’est pas seulement repris dans les médias de Bolloré, mais aussi sur des chaînes du service public qui, avec des pincettes, vont se mettre à faire des sujets sur l’existence hypothétique d’un “péril woke”. C’est donc une bataille culturelle majeure que l’extrême droite a fini par remporter. Mais celle-ci ne s’arrête pas là.
Car elle compte aussi des victoires du côté des nouveaux médias. Je pense aux éditions Ring et Livre Noir, ainsi qu’à l’influence considérable d’auteurs comme Michel Houellebecq, Sylvain Tesson, ou encore Laurent Obertone. Enfin, il y a aussi l’extrême droite plus ou moins assumée chez des médias comme Le Crayon. C’est soi-disant une chaîne de débat pour jeunes où on donne voix au chapitre à tout le monde, mais qui est surtout un prétexte pour aller vers le clash et les prises de positions outrancières.
Sauf que quand ils reçoivent Zemmour et lui posent la question du grand remplacement, ils le laissent parler et se gardent bien de préciser que c’est une théorie qui a autant de scientificité que de dire que la Terre est plate. Et il n’en faut pas plus pour en faire une expression désormais banalisée dans de nombreux médias. Comme le disait Godard en son temps avec ironie : “L’objectivité à la télévision, c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs”.
Aujourd’hui, j’aime parler de mithridatisation aux idées de l’extrême droite. Ça vient du roi Mithridate VI, connu pour ingérer une petite dose de poison chaque jour afin de s’y accoutumer. Comme il savait que c’est la dose qui fait sa létalité, alors il n’avait pas peur d’en mourir. Et je trouve que c’est pareil avec l'extrême droite aujourd’hui : à force d’être exposés à leurs idées au quotidien, elle ne nous fait plus peur.
En décembre 2023, un sondage montrait d’ailleurs qu’une majorité de Français considèrent que le Rassemblement National n’est pas un danger pour la démocratie [source]. Quant à la Loi Immigration de Darmanin, quatorze des quinze mesures principales initialement proposées figuraient dans le programme de la campagne de Marine Le Pen en 2022. C’est incontestablement une loi d’extrême droite [depuis censurée en partie par le Conseil Constitutionnel].
Dernier exemple pour la route : la présence de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour à la grande marche contre l’antisémitisme en novembre dernier. Là encore, c’était juste impensable il y a quelques années. Mais on a fini par tomber dans le piège… Et aujourd’hui, on ne voit plus du tout le danger.
C’est vrai que la Loi Immigration a une nouvelle fois servi d’illustration à la dérive autoritaire qui est souvent reprochée à la politique sous Macron. Rappelons tout de même qu’Elisabeth Borne a eu vingt-trois fois recours au 49.3 (!) au cours des dix-huit mois de son mandat. Après, j’imagine que comparer la politique du gouvernement à un pouvoir d’extrême droite contribue également, d’une certaine façon, à sa banalisation. Que répondre à ceux qui disent que, si Marine Le Pen gagne en 2027, notre situation ne sera pas si différente d’aujourd'hui ?
En 2023, le Conseil de l’Europe et l’ONU se sont inquiétés de nos violences policières. Et c’est sûr qu’on a un énorme problème de maintien de l’ordre qui remonte à la Loi Travail. Depuis, les manifestations dégénèrent tout le temps. En tant que fils de communistes, j’ai fait mes premières à l’âge de quatre ans. Aujourd’hui, je me refuse d’emmener mes filles manifester avec moi — à l’exception de la marche Nous Toutes et de celle pour le climat.
Même avec ma femme, on ne les fait plus ensemble. C’est notre stratégie pour que, si l’un de nous deux se fait nasser, l’autre soit à l’heure à la sortie de l’école. On ne devrait pas avoir à penser à ça dans un État de droit, mais on n’a pas le choix. Rappelons au passage que plusieurs enquêtes montrent que trois quarts des policiers en activité votent pour le Rassemblement National [source].
Malgré tout, il y a une différence fondamentale entre les démocrates et les fascistes. Car quand ces derniers prennent le pouvoir, on ne peut pas savoir quand ils le rendront. Même si le contexte actuel est déjà très dur, il faut garder en tête que ça peut encore empirer. Et je ne veux surtout pas voir les immenses pouvoirs que confère la Constitution de la Cinquième République entre les mains de Marine Le Pen.
Dans ton livre, tu soulèves un autre problème majeur : la simplification à outrance des messages de l’extrême droite. Ses représentants passent leur temps à faire campagne en pointant du doigt leurs ennemis, que ce soit l’immigration, les fameux “wokistes”, ou encore l’interprétation moderne de l’ultragauche. Mais il est beaucoup moins souvent question du réalisme ou même de l’efficacité supposée de leurs (mauvaises) idées politiques. Reste que sur le volet électoral, le format court des réseaux sociaux et la concentration des médias semblent donner raison à leur stratégie. Et c’est d’autant plus frustrant que les grands enjeux de notre époque demandent des réponses complexes. Dirais-tu que les dés sont pipés pour les opposants politiques de l’extrême-droite aujourd’hui ?
La conjoncture médiatique joue clairement contre nous. Et c’est vrai que ça commence avec la grammaire des nouveaux médias, dont les formats courts et instantanés favorisent les discours simplistes. C’est toujours plus facile de répéter qu’il y a trop d’étrangers en France que de donner la version scientifique de l’immigration, à savoir que 95% des flux migratoires ont lieu dans les pays frontaliers — comme ça a été le cas pour les millions de personnes qui ont dû fuir la Syrie. Reste que c’est difficile de réussir à muscler une pensée complexe en quelques mots. Les Américains ont une belle expression pour ça : “Left can’t meme” [traduction libre : “la gauche est mauvaise en mèmes”].
Et c’est dramatique de voir les faits divers occuper une place aussi disproportionnée dans le débat public. Plusieurs études de l’Acrimed [l’Observatoire des Médias] ont montré que les sujets de petite délinquance et d’insécurité ont deux à trois fois plus de temps d’antenne que dans les années 2000… alors que le niveau de sécurité est resté stable. Les chiffres le prouvent : il n’y a aujourd’hui pas plus d’agressions et d’homicides qu’auparavant [source]. Reste que le sujet de l’insécurité est omniprésent dans les médias d’information, une couverture dont ne bénéficie hélas pas le climat.
Autre fait méconnu : l'extrême droite recrute énormément chez les jeunes. Les podcasts de Papacito et Le Raptor font partie des plus populaires en France. Ces derniers représentent ce que le sociologue Pablo Stefanoni appelle les “nouveaux rebelles”. Car aujourd’hui, ceux qui vont contre la doxa — ou du moins en donnent le plus l’impression — sont d’extrême droite. C’est un vrai retour de bâton civilisationnel [ou backlash], dans le sens où ce sont eux qui réussissent le mieux à incarner une certaine culture du “cool”.
Aujourd’hui la croyance majoritaire, c’est que nos enfants vivront moins bien que nous. Malgré une espérance de vie à la naissance plus élevée que jamais, la quasi éradication de la mortalité infantile, le traitement de la plupart des maladies du corps humain, on ne croit plus au progrès. Et ça se comprend vis-à-vis des menaces liées au dérèglement climatique, à la pollution, au stress hydrique ou encore à l’explosion de pathologies mentales ces dernières années.
Dans ce contexte, c’est plutôt vendeur de dire que “c’était mieux avant”. Après tout, Trump a bien gagné une élection avec son fameux “Make America great again”. Le Pen et Zemmour portent eux aussi cette vision fantasmée d’un passé suranné. Reste que ça parle à beaucoup de jeunes, qui rêveraient d’avoir les conditions de vie de leurs parents. Les Trente Glorieuses, le plein-emploi, un salaire suffisant pour couvrir les besoins du foyer : la France à la OSS, ça marche électoralement.
Ta mention de ces “nouveaux rebelles” me donne envie de revenir sur une section de ton livre, que tu as intitulée : “Avec le système, tout fout le camp”. Tu y reprends un certain nombre de rengaines de l’extrême droite contre l’Union Européenne, le féminisme, les syndicats, les lobbies ou encore la fameuse ultra-gauche. Tout d’abord, force est de reconnaître que leur conception du système dominant est aussi vaste que floue. Mais surtout, des figures de proue comme Le Pen et Zemmour sont établies depuis plusieurs décennies dans les plus hautes sphères politiques et médiatiques. Il y a donc une certaine hypocrisie autour de cette idée centrale de “reprendre le pouvoir”. Mais alors, peut-on aujourd’hui parler de l'extrême droite comme un mouvement anti-système ?
Il est vrai que dans sa grande rhétorique, l’extrême droite a réussi à se façonner une image anti-système. Et plus c’est gros, plus ça passe ! Encore une fois, je vais citer Trump pour qui ça a marché… alors qu’il est milliardaire et héritier. En France, on ne fait guère mieux. La sociologue Claire Sécail vient de sortir un brillant essai, Touche pas à mon peuple (Éditions Seuil), dans lequel elle analyse l’émission de Cyril Hanouna.
Ses travaux ont montré que 45% de son temps d’antenne est donné à des personnalités d’extrême droite. Rappelons que Cyril Hanouna, qui dit représenter la voix du peuple contre les élites, est un multimillionnaire qui a signé un contrat historique de 250 millions d'euros (!) sur cinq ans avec notre cher milliardaire breton, Vincent Bolloré. Encore une fois, c’est grossier mais ça marche.
Et comme tu l’évoquais, l'extrême droite a l’art de ne jamais vraiment nommer “le système” contre lequel elle se bat. Marine Le Pen a beau avoir souvent Bruxelles dans le viseur, cela ne l’empêche ni de se présenter aux élections européennes ni d’abuser littéralement du système, comme l’a révélé l’affaire des assistants parlementaires dans laquelle elle a été accusée de détournement de fonds publics de l’Union Européenne.
Un autre exemple récent en dit long sur le vrai visage du Rassemblement National. Une de leur spécialité, c’est de parler de leur ancrage au territoire, en insistant sur l’importance de soutenir les entreprises françaises qui payent leurs impôts en France. Mais quand une proposition de loi transpartisane propose en décembre 2023 de mettre fin à la “niche fiscale Airbnb”, tous les députés RN votent contre [note : depuis notre interview, la loi vient d’être adoptée à l’Assemblée Nationale]. Paradoxal de soutenir une multinationale américaine qui fraude le fisc et expulse les travailleurs français des centres urbains, n’est-ce pas ?
Pourtant, il n’y a pas de surprise : l’extrême droite n’a jamais été anticapitaliste et a toujours été antisyndicale. Et ça, le patronat le sait. Ce n’est pas pour rien que le discours dans les grands médias sur Marine Le Pen a changé. Ce qui fait peur au monde des affaires, c'est le partage. C’est la requalification des chauffeurs Uber en salariés, c’est l’allongement de la durée des congés paternité. Comme ça ne risque pas d’arriver avec l’extrême droite, alors ils la soutiennent. Il y a un très bon livre écrit par deux chercheurs, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, qui démontre ça très bien : La Finance Autoritaire (Éditions Raisons d’Agir).
Dans la conclusion de ton livre, tu écris une phrase qui m’a marqué : “Reconquérir les urnes commencera tout en bas par reconquérir les mots”. Comme on est dans une newsletter sur l'écriture et que 2024 est une année d’élections [européennes], ça me semble être un point essentiel à aborder. Mais alors, comment fait-on concrètement aujourd’hui pour reconquérir les mots dans la bataille sémantique contre l’extrême droite ?
L’extrême droite n’est pas la seule à amener de nouveaux mots dans le débat public. La reconnaissance de termes comme “féminicide” et “pédocriminalité” en sont des illustrations récentes. À côté de ça, on peine encore à imposer “écocide”. D’autres expressions obsolètes sont également en train d’évoluer. Je pense aux “conquis sociaux” (et non “acquis”) ou aux “cotisations patronales” (et non “charges”), ce qui vient apporter une toute autre conception de nos avancées sociétales — que l’on peut perdre à tout moment.
Reste qu’à gauche on a un énorme enjeu d’alignement autour d’une langue majoritaire. On a besoin de mots qui remportent l’adhésion et nous feront gagner les combats à venir. Cette année, je vais remplacer mon amie Victoire Tuaillon le temps d’un épisode ou deux de son podcast, Les Couilles sur la Table. Comme c’est son média et que son public est habitué à ça, je m’adapterai à sa façon de parler et dirai “chères auditeurices”. Reste que si demain je me retrouve sur une chaîne du service public pour parler de l’extrême droite, je dirai plutôt “les Françaises et les Français”.
Et pour cause : je sais que les trolls me tomberaient dessus sur les réseaux et que le risque serait qu’on retienne davantage la forme que le fond du propos. De la même façon, j’ai utilisé le point médian — en quantité limitée — dans mon livre parce que je tiens à avoir un langage engagé. Même si ça m’embête, j’essaye de l’éviter quand c’est possible. Car je suis conscient qu’à gauche ce n’est pas un combat qui fait l’unanimité. Je me dis que notre priorité doit être de s’unir là où on peut trouver une majorité.
François Ruffin l’a rappelé lors de la dernière université d’été de la France Insoumise : tous les combats plébiscités par les Français et les Français sont des combats de gauche — que ce soit l’augmentation du Smic, le gel des loyers, la justice fiscale, ou encore le retour de véritables services publics. Et c’est terrible de se dire que ceux qui sont les plus crédibles aujourd’hui pour les incarner, c’est le Rassemblement National.
Maintenant qu’ils ont arrondi les angles dans leur discours par rapport à leur passé, c’est au tour de la gauche d’avoir un problème de forme. On a besoin de retrouver de la respectabilité aux yeux du grand public. Et ça commence selon moi en privilégiant la radicalité dans les idées plutôt que dans les mots. J’avais bien aimé ce qu’avait dit le vidéaste Usul sur le sujet, à savoir qu’on a besoin d’imaginer à quoi pourrait ressembler une “cravate de gauche”.
Car il y a une différence fondamentale entre fédérer une base et constituer une majorité. Quand le sociologue Nicolas Framont parle de “parasites” pour décrire l’emprise de la classe bourgeoise sur notre corps social, ça a de quoi galvaniser une partie de la gauche mais ce n’est pas avec ça qu’on ne gagnera. D’ailleurs, je préfère parler d’oligarques. Ça me semble plus pertinent qu’entrepreneurs — et moins violent que parasites — pour désigner ces grands hommes d'affaires français qui prospèrent en fraudant le fisc et en faisant jouer leur proximité avec le pouvoir en place.
Je trouve ça bien de rappeler qu’il y a aussi eu des victoires sémantiques à gauche — et qu’il y en aura sans aucun doute d’autres à venir. Je te propose de continuer dans cette direction avec ma dernière question. Malgré tous les dangers rapportés par ton livre, peux-tu me dire ce qui te rend optimiste pour l’avenir ?
Le sophisme serai de parler de l’espoir que peuvent représenter les nouvelles générations. Il y a une part de vérité certes, mais ce serait oublier que Jordan Bardella n’a que vingt-huit ans. Pour moi, le ver de l'optimisme est dans le fruit du pessimisme.
C’est-à-dire que d’un côté, j’ai l’impression qu’on a trop dépolitisé d’enjeux de société, qu’on ne croit plus à la démocratie et qu’on n’a plus peur de choisir l’abstention aux élections. Mais de l’autre, je trouve qu’on ne s’est jamais autant approprié l’un des slogans de Mai 68, à savoir : “L’intime est politique”.
Je pense aux luttes féministes à propos de nos corps qui nous appartiennent, mais aussi à tout ce qui se joue autour de nos assiettes, ou encore à nos vies en dehors du travail, avec ce pic de démissions sans précédent. Ce qui me rendrait optimiste, ce serait que tout ça résulte en un vrai projet de société.
D’autant plus que beaucoup de personnes ont intérêt à ce que leurs luttes respectives convergent. Gardons en tête le rejet massif du texte de réforme des retraites, et bien sûr le soutien aux manifestations historiques qui ont suivi. Reste qu’il nous reste encore à trouver un catalyseur pour repolitiser cette résistance saine qui lie une grande majorité de Françaises et de Français.
Et je te propose de conclure sur ça. Un grand merci à toi Vincent ! C’était un vrai plaisir de te recevoir en tant que premier invité de 2024. D’autant plus que c’est une année d’élections et que ça me semble plus que jamais essentiel de faire barrage à l’extrême droite, dans les urnes comme dans les mots. Je te dis à très bientôt !
4 interviews de PWA sur des sujets voisins :
PWA #73 avec Marine Doux : sur la concentration des médias
PWA #72 avec Albin Wagener : sur le bavardage climatique
PWA #69 avec Salomé Saqué : sur la solidarité intergénérationnelle
PWA #40 avec Sebastien Liébus : sur la gorafisation des titres de presse
🔮 GRAND BAZAR… Dans le radar
Presse, mensonges et vidéos.
Condé Nast(y) : En parlant de concentration des médias, j’ai eu un vrai pincement au cœur en apprenant la fin de Pitchfork : véritable amour de jeunesse pour la découverte musicale. Le journaliste Casey Newton revient sur le contexte de son déclin, entre sa fusion à venir avec GQ et la concurrence des recommandations par IA des plateformes de streaming. Une triste nouvelle qui a toutefois le mérite de me donner envie de me replonger dans leurs vastes listes de curation pour me consoler.
Chaîne brouillée : Et en parlant du vidéaste Usul, je suis devenu un inconditionnel de sa série, Rhinocéros, animée avec la journaliste Lumi pour Blast — dont je parle souvent ici. Spoiler alert : l’émission de critique des médias n’est pas tendre avec celles et ceux qui y racontent n’importe quoi. Mention spéciale pour l’épisode sur le sociologue Pierre Bourdieu et son analyse du petit écran très en avance sur son temps.
L’Effondrement : On me l’a longtemps recommandée, j’ai fini par regarder. Quatre ans après sa sortie, la série d’anticipation du collectif Les Parasites n’a pas pris une ride. En seulement huit épisodes d’une vingtaine de minutes [à voir ici], j’ai pris une sacrée claque en découvrant ce à quoi pourrait ressembler le vrai “monde d’après” tel que l’avait imaginé — avant le Covid — le trio composé de Guillaume Desjardins, Jérémy Bernard et Bastien Ughetto.
Farces cachées : Pour refermer cette rubrique sur une note plus légère, j’ai beaucoup aimé l’interview de Squeezie par son ami Hugo Décrypte. C’était un plaisir d’entendre le créateur revenir sur son parcours avec un ton (forcément) plus sérieux que dans son jeu Qui est l’Imposteur — que j’ai découvert l’an dernier grâce à cette séquence d’anthologie avec Eric et Ramzy.
🗣 MEANWHILE… L’actu des plumes
Et vous, ils ressemblent à quoi vos projets du moment ? Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro[a]gmail.com
Laura vient de publier un livre sur les récits et contes autour de l’IA.
Kevin annonce une version payante pour sa newsletter.
Renée partage ses conseils pour réussir la bêta-lecture de son manuscrit.
Alexandre a fait un webinaire sur l’écriture avec Maxime Froissant.
Laetitia m’a fait découvrir son magazine sur le jardinage.
Yoann a publié l’édition 2023 de son sacro-saint Yolo Report.
Alexandra a interviewé Wilson Fache, prix Albert Londres 2023.
DERNIÈRE CHOSE…
En 2024, je vais tâcher de prendre plus au sérieux le développement de mon cher lectorat. Et ça commence dès maintenant en vous rappelant que, si vous voulez m’aider à faire connaître PWA, il suffit tout simplement d’en parler à des non-initiés.
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May the words be with you,
Benjamin
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Très intéressant ce monsieur ! J'aime beaucoup la métaphore de la mithridatisation aux idées extrêmes... "Un peu plus tous les jours", ça peut mener loin.
Bravo pour les 2 éditions en une semaine - effectivement, ça change 😄