Hasard du calendrier : c’est depuis un petit café-librairie nantais, au milieu des livres, que je suis heureux de publier cette nouvelle édition. Je n’aurais pas pu imaginer meilleur cadre pour vous partager le sentiment de rêverie que m’inspire le thème du jour : la science-fiction. Et comme le hasard fait décidément bien les choses, mon nouvel invité est un grand spécialiste d’une œuvre plus que jamais dans l’actualité. C’est pourquoi la conversation qui suit m’évoque un certain alignement des planètes.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je fais dialoguer mes goûts et un sujet d’interview. D’un reportage terrain sur le rap de Compton à la traduction des textes d’un jeu vidéo indépendant chinois, en passant par le développement d’une signature sonore pour un duo de DJs, ces dernières années ont pu me montrer qu’entre mes curiosités et une édition de PWA, il n’y a souvent qu’un pas. À ma plus grande joie.
Bonne lecture à vous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Lloyd Chéry
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Lloyd Chéry, créateur du podcast C’est plus que de la SF et directeur d’ouvrage de Tout sur Dune, un mook [magazine-book] consacré à l’un des plus grands chefs-d’œuvre de science-fiction de tous les temps. En 2023, il a rejoint la maison d’édition Les Humanoïdes Associés (dits “Les Humanos”) en tant que rédacteur en chef adjoint de la revue Métal Hurlant. Voilà qui en dit long sur le beau programme qui nous attend !
Salut Lloyd et merci d’avoir accepté l’invitation ! Ça faisait un petit moment que je voulais te recevoir dans la newsletter. Et je suis ravi de profiter de la sortie récente du second volet de la saga Dune au cinéma pour avoir cette conversation avec toi. Ces dernières années, tu t’es fait une place dans le milieu de la science-fiction, entre ton podcast C’est plus que de la SF et ton ouvrage de référence sur l’œuvre de Frank Herbert, Tout sur Dune. Rien que pour ces deux raisons, je trouve que tu incarnes parfaitement l’expression “vivre de sa passion”. Comment a commencé ton amour pour la science-fiction ?
Quand j’étais enfant, j’ai eu la chance de baigner dans un univers de science-fiction à la maison. Mon papa était fan des œuvres de Frank Herbert, de Philip K. Dick, ou encore de Mœbius côté bande dessinée. Je me suis mis à dévorer de nombreux livres de SF à partir de mes quatorze ans. Mon premier coup de cœur, ça a été la trilogie Les Guerriers du Silence, de Pierre Bordage.
J’ai ensuite eu ma période fantasy jusqu’à mes vingt ans. Ça a commencé avec le Seigneur des Anneaux, puis avec les œuvres de David Gemmell et Robin Hobb. Mon premier petit boulot d’étudiant était dans une médiathèque, où je m’occupais du rayon science-fiction et fantasy. Je me souviens d’avoir vu arriver les premiers livres d’auteurs comme Alain Damasio et Jean-Philippe Jaworski, qui sont devenus des références dans leurs milieux respectifs.
Entre mes vingt et mes vingt-sept ans, je me suis détourné de la SF pour aller vers les classiques de la littérature blanche. J’ai renoué avec le genre au moment où je suis devenu pigiste pour Le Point. Il s’avère que la rédactrice en chef fréquentait la bibliothèque où je travaillais plus jeune. Elle m’a alors proposé d’écrire des papiers sur la SF et la fantasy. J'ai beaucoup hésité avant de me lancer, notamment parce que ça faisait des années que je n’en avais pas lu. Mais en tant que jeune journaliste, me spécialiser dans la SF était une belle opportunité de me différencier.
C’est ce même constat qui m’a amené à me lancer dans le podcast. À la base, j’étais davantage intéressé par le journalisme radio que par la presse écrite. J'ai fait mes armes dans plusieurs chaînes du groupe Radio France. J’étais très inspiré par l’approche de l’interview sur France Culture : des rencontres de cinquante minutes avec des invités qu’on ne coupe pas et qui ont le temps de développer leur pensée. C’est un format qui m’a beaucoup influencé dans la création de C’est plus que de la SF.
En tant qu’adepte du format interview, je ne peux qu’approuver. J’avais d’ailleurs entendu dans un podcast que tu avais une “détestation de l'écriture” quand tu étais plus jeune. J’imagine que ça a bien changé depuis (rires). Que s’est-il qui s’est passé ?
Je suis dyslexique et dysorthographique. L'écriture a longtemps été une source de honte, dans le sens où je faisais beaucoup de fautes. J'ai vu un orthophoniste entre mes dix-sept et mes vingt-six ans qui m’a aidé à corriger ça. Ça m’a fait prendre conscience que l’écriture était une vraie faiblesse et que j’allais devoir m’accrocher. D’autant plus que quand j'ai commencé la pige, j’étais dans une grande précarité.
Là où j'ai eu beaucoup de chance, c’est que j’ai été à bonne école. J’ai été formé par deux journalistes très exigeantes, Phalène de La Valette et Mathilde Cesbron, soit la rédactrice en chef et son adjointe au Point Pop. En trois ans, j’ai publié pas moins de trois cents articles. J’ai dû reprendre certains papiers en intégralité quand elles trouvaient que ce n’était pas au niveau. Pour moi, l’écriture a surtout le goût de l’effort.
Et même si j’aime profondément écrire, il y aura toujours cette part de souffrance qui fait que je garde un rapport ambigu avec la pratique. Mes meilleurs papiers ont toujours été le résultat de semaines à écrire d’arrache-pied. Sortir une grande enquête ou un autre format éditorial d’envergure me demandera toujours un certain temps de préparation mentale.
Penses-tu que cette souffrance a pu être nourrie par ton amour de la lecture ? J’imagine qu’être exposé très jeune à des œuvres majeures peut être à double tranchant quand on a soi-même un rapport compliqué vis-à-vis de l’écriture.
Pour moi, ça venait surtout d’un manque de concentration sur la pratique. Les livres ont longtemps représenté une bulle dans laquelle je m’étais enfermé. Or, celle-ci a éclaté au moment où ma mère est décédée. J’avais vingt-six ans et ça a déclenché un tournant radical dans ma vie. En l’espace d’un an, tout a basculé pour moi. C’est comme si j’avais décidé d’arrêter de me sentir spectateur de ma propre vie pour enfin assumer le rôle de l’acteur principal.
Ça a complètement changé mon rapport à l’écriture. Je me suis réfugié dans mon travail de journaliste, qui a pris une place centrale dans mon quotidien. J’avais besoin de gagner ma vie et surmonter mes difficultés à l’écrit. Je ne faisais pas seulement ça pour moi, mais aussi pour elle. Comme tu l’as très justement souligné en début d’interview, aujourd’hui je réussis à vivre de ma passion. Reste que ça a été au prix d’efforts colossaux et de choix radicaux.
J’ai eu la chance de pouvoir compter sur mon père qui, en m’hébergeant quelque temps, m’a permis d’opérer ce tournant. Au final, j’aurai mis trois ans à réussir à vivre de ma plume et à m'émanciper. Ce qui est d’ailleurs assez mystique, c'est que j’ai touché l’héritage de ma maman au moment de me lancer dans mon projet de mook sur Dune. C’est dire si cet événement a eu une forte répercussion sur ma vie — y compris sur le volet professionnel.
Pourquoi avoir accordé une place aussi centrale à Dune dans ta vie au milieu de toutes tes références en science-fiction ?
Mon premier contact avec Dune, c’était à travers les couvertures des livres réalisées par Wojtek Siudmak. Elles me fascinent depuis que je suis enfant et c’est ce qui m’a attiré vers la saga de Frank Herbert. Ma maman était peintre, donc il y avait à la maison tout un imaginaire assez prononcé autour de l’art visuel.
Mon autre entrée dans l’univers Dune vient de mon expérience au Point. Un jour, on m’a chargé de reprendre un mauvais papier rendu par un journaliste de la maison. L’article en question devait sortir dans un hors-série spécial SF et j’avais quarante-huit heures pour le sauver. J’ai passé un week-end entier à réécrire 90% du texte — et ainsi à signer mon premier 15 000 signes. Sauf que quand celui-ci est publié dans le hors-série, mon nom n’apparaît nulle part.
Autant dire que la frustration était énorme. Reste que cette expérience m’a permis de me replonger dans Dune et d’apprendre au passage qu’une adaptation était en cours par Denis Villeneuve. J’y ai vu une revanche à prendre et un appel à l'aventure. Tous ces facteurs réunis m’ont amené à vouloir créer mon propre projet sur Dune. Pour moi, les coups du sort sont des moments de rebond. Et ça a marché : le livre s’est depuis vendu à plus de 23 000 exemplaires.
Tu dirais que cet esprit de revanche a pu être nourri par certaines de tes lectures ?
J’ai grandi en lisant beaucoup de mangas, notamment des shōnens quand j’étais ado. On y retrouve des personnages très codifiés auxquels j’ai pu m’identifier. Le héros est souvent présenté comme un jeune garçon lambda qui doit redoubler d'efforts pour surpasser un génie qui a tout pour lui. C’est le ressort narratif dans une série comme Naruto, avec le personnage éponyme qui a pour rival le brillant Sasuke du clan Uchiha.
En ce qui me concerne, je me suis réfugié dans le travail suite au décès de ma mère. Ça fait maintenant quatre ans que je publie un podcast par semaine en parallèle de gros projets éditoriaux — souvent un par année — comme Tout sur Dune. Ça va sans dire que cette hyperactivité couplée à une addiction au travail peut causer de vrais problèmes dans la sphère personnelle.
À savoir aussi que j’ai été élevé dans une culture bouddhiste — plus précisément le bouddhisme japonais de la branche Nichiren affilié au mouvement Soka. Le développement du potentiel de chacun y occupe une place centrale. Il y a une parabole que j’aime beaucoup : celle du général Tigre-de-Pierre. C’est un des premiers textes bouddhiques que j’ai étudiés quand j’avais douze ans. Il y est question d’un général dont la mère a été tuée par un tigre. Un jour, celui-ci recroise l’animal et lui décoche une flèche pour le tuer. Sauf que celui-ci n’est pas un tigre mais un rocher.
Or, il est tellement persuadé que c’est celui qui avait tué sa mère que sa flèche réussit à transpercer la pierre — d’où le surnom du général. C’est une parabole pour montrer la puissance de la détermination. Et même si d’autres facteurs comme la chance et le hasard comptent beaucoup à l’échelle d’une vie, c’est une force à cultiver en laquelle je crois profondément.
Parlons justement de ce fameux passage de l’enfance à l’âge adulte. En grandissant, tu as été amené à lire de plus en plus de SF, que ce soit pour le plaisir ou pour ton travail. J’imagine que tu t’es ouvert à d’autres registres et que tes goûts ont dû évoluer au fil des années. D’autant plus que le monde a lui aussi bien changé, et que la science-fiction nous apporte une certaine lecture politique de notre société. D’où ma question : comment a évolué ton rapport à la SF avec le temps ?
Ce que j'aime avant tout dans la SF, c'est le souffle épique. Mon premier choc, ça a été Star Wars quand j’avais sept ans. Encore aujourd’hui, j’aime beaucoup le space opéra. Entre-temps, je me suis pris de passion pour la dystopie, le cyberpunk ou encore le post-apocalyptique. Ce sont des sous-genres de la SF qui nous disent énormément de choses sur le présent.
Comme tu l’as dit, la science-fiction est résolument politique. Ça me semble d’autant plus vrai pour nos contemporains quand tu considères l’influence d’auteurs comme Alain Damasio et Becky Chambers, qui ont renouvelé le genre au cours des dernières décennies en faisant venir un lectorat qui n’était pas affilié à la science-fiction. Au-delà d’un regain d’intérêt pour l’utopie, on voit émerger de nouveaux mouvements comme la SF queer ou féministe qui séduisent de plus en plus le grand public.
À mon échelle, je suis devenu plus sensible au style et à la construction du récit. Et à force de lire des livres pour mon travail, j’ai forcément perdu (un peu) de la magie que je trouvais dans certaines des œuvres que j’aimais plus jeune. Reste que ça m’a surtout fait découvrir de grands classiques de la SF, et aussi comprendre pourquoi et comment ils sont devenus cultes.
Car le fameux souffle épique dont je parlais plus tôt, j’y suis d’autant plus sensible après avoir lu La Main Gauche de la Nuit d’Ursula K. Le Guin ou L’Homme des Jeux, par Iain Banks — auquel j’ai récemment consacré un épisode de podcast. Même pour des personnes qui ne lisent pas de SF, ce sont des chefs-d’œuvre de narration. Après, j’aurai toujours mes petits plaisirs coupables (rires). Ça a beau être une lecture très régressive, je suis un énorme fan de L’Hérésie d’Horus de Warhammer 40,000.
À chacun ses plaisirs coupables (rires) ! Et justement, que réponds-tu à celles et ceux qui disent ne pas aimer la SF ?
En France, la science-fiction a longtemps eu cette image de “mauvaise littérature”. C’est pas tous les jours qu’on voit un auteur comme Damasio rencontrer un tel succès populaire, avec des romans qui se vendent par centaines de milliers d’exemplaires. Après, il y a aussi pas mal de gens qui aiment la science-fiction sans le savoir.
Je pense par exemple à La Nuit des Temps, de René Barjavel, qui est souvent vendu en librairies comme de la littérature dite blanche… alors que c’est de la SF en tout point. Mais ce qu’on en retient, c’est la dimension universelle de son récit. Perso, j’ai beaucoup offert Carbone & Silicium de Mathieu Bablet à des amis qui disent ne pas aimer la SF. C’est une superbe porte d’entrée pour les non-initiés.
Enfin, il y a en France un rapport assez compliqué vis-à-vis de la science. Au XIXème siècle, on était férus de découvertes. Ça s’est largement perdu depuis, et semble avoir été rattrapé par notre obsession contemporaine pour la technologie. Et ce n’est sans doute pas une coïncidence si on vit aujourd’hui un nouvel âge d’or de la SF à l’écran. On n’a jamais autant été autant exposés à des films et séries de science-fiction que ces vingt dernières années. Qu’on y soit sensible ou non, l’image SF est omniprésente dans notre société.
C’est vrai qu’entre les adaptations de Dune au cinéma, de Fondation d’Isaac Asimov par Apple, ou encore du Problème à Trois Corps de Liu Cixin sur Netflix, on sent que l’industrie met le paquet sur la SF. Comment interpréter l’engouement actuel pour de telles œuvres à une époque caractérisée par une actu plus anxiogène que jamais ?
Je reconnais que ça peut sembler paradoxal. Quand on prend l’exemple du Covid, on a l’impression que notre quotidien lui-même avait rattrapé la fiction. Récemment, on a vu beaucoup de dystopies à l’écran, entre les séries Walking Dead, La Servante Écarlate ou encore The Last of Us. Toutes ont leurs côtés terrifiants en amenant cette idée que ça pourrait arriver pour de vrai. Jouer avec nos peurs est d’ailleurs l’un des grands ressorts de nombreux sous-genres de la SF.
Reste que si l’industrie cinématographique et audiovisuelle va dans cette direction, c’est aussi et surtout parce qu’elle se tourne vers des œuvres dont le nombre de fans se compte en millions. Car dans le contexte actuel de surproduction culturelle, ce sont les paris qui ont le plus de chances de l’emporter.
Tu cites l’exemple de La Servante Écarlate et ça me semble important de préciser que Margaret Atwood s’était fixée comme règle pendant l’écriture de son roman [publié en 1985] de « ne rien inclure que l'humanité n'ait déjà fait ailleurs ou à une autre époque, ou pour lequel la technologie n'existerait pas déjà » [source]. Son adaptation en série en 2017 — quelques mois avant #MeToo — m’amène à te demander : dirais-tu que la SF a plus d’influence aujourd’hui que par le passé ?
Hélas, l'actualité nous rappelle souvent des avertissements que de grands classiques de la SF nous avaient pourtant donnés. Je dirais que la science-fiction est davantage prise au sérieux dans le débat public aujourd’hui. D’ailleurs, je trouve ça important de voir une œuvre comme Dune revenir sur le devant de la scène dans un contexte de prise de conscience accrue des conséquences du réchauffement climatique. Rappelons que le livre de Frank Herbert parlait d’écologie et d’écosystèmes dès 1965.
Mais parmi les fans de Dune ou de Fondation, il y a également des magnats de la Silicon Valley comme Elon Musk, qui sont en train de réaliser leurs fantasmes de SF au détriment de notre planète. De façon étonnante, cette lubie de coloniser Mars correspond à un imaginaire assez vieux jeu qui remonte à l’âge d’or de la SF entre les années 30 et 50. Tout ça pour dire que son influence peut aller dans les deux sens — et qu’elle a sans doute encore de beaux jours devant elle.
Enfin, la science-fiction est à mes yeux l’un des rares genres littéraires capables de proposer des solutions et alternatives concrètes pour notre société. Je pense à l’exemple récent de Kim Stanley Robinson, l’un des plus grands auteurs de SF des années 90, et à son Ministère du Futur publié en 2020. C’est un roman dans lequel il invente ni plus ni moins qu’une organisation internationale qui a vocation à lutter frontalement contre le changement climatique. Et pour moi, c’est ça le nouveau visage de la science-fiction politique aujourd’hui.
Tu me sembles d’ailleurs bien placé pour savoir qu’une grande partie du discours et des idées de la SF se passe désormais hors des œuvres. Je suis moi-même devenu un grand adepte de ces essais au format YouTube dans lesquels des créateurs passionnés analysent leurs livres, films, séries ou encore jeux vidéos préférés. Ça me semble important de rappeler qu’il n’y a pas d’un côté des artistes qui produisent, de l’autre des fans qui consomment, et rien entre les deux. À partir de quel moment cette équation s’est-elle inversée avec l’apparition de créations entre les œuvres ?
C'est tout le propos de Henry Jenkins, qui a travaillé sur les premières cultures de fans et qui est le grand théoricien de la transmédialité — un terme qu’il a lui-même inventé en 2003. Ça a d’ailleurs commencé bien avant Internet, avec des franchises comme Star Wars et Star Trek qui ont fédéré de véritables communautés qui se réunissaient déjà à l’époque pour échanger et créer autour des œuvres originales.
Plus récemment, il y a eu une explosion de narrations transmédias avec l’arrivée de jeux vidéo en monde ouvert [open world]. Ça s’est traduit par des œuvres sur lesquelles des joueurs vont passer jusqu’à plus d’une centaine d’heures avant d’arriver au générique de fin. Celles-ci sont basées sur des univers très denses dont le lore va souvent être creusé par les fans. Ce sont d’ailleurs des termes qui sont entrés dans l’imaginaire de beaucoup de gens — y compris au-delà du monde du jeu vidéo. Quand on parle par exemple de rap aujourd’hui, il est assez fréquent de dire qu'on aime l'univers de tel ou telle artiste.
Après, il faut garder en tête que les communautés de fans ont plusieurs visages. Certaines personnes sont de véritables puits de science dotés de savoirs encyclopédiques sur des sujets parfois très niches. Ce sont des alliés très utiles par leurs connaissances et leur générosité quand on les sollicite sur leurs domaines de prédilection. Mais à l’inverse, on retrouve aussi des gens qui te font bien comprendre qu’il ne faut pas toucher à leur pré carré.
Reste que sans le soutien de la communauté de fans, je n’aurais jamais pu financer un projets aussi ambitieux que Tout sur Dune. Grâce au succès de la campagne de crowdfunding, on a pu réunir 150 000 € et faire un premier tirage à 15 000 exemplaires. C’est un ouvrage qui a fait intervenir une centaine de contributeurs, avec plus d’un tiers de son budget consacré à l’éditorial.
Ça n’aurait tout simplement pas été possible dans le monde de l’édition. Ça n’a pas empêché certains fans de me traiter de salaud de droite qui ne pense qu’à s’enrichir sur le dos de la science-fiction (rires). Mais ça m’a surtout rappelé une phrase que m’a dit un jour mon ami Daniel Morin, auprès de qui j’ai énormément appris à France Inter : “Dans un monde d’eau tiède, il faut faire de l’eau chaude”.
J’aime beaucoup ! Ces dernières années, le crowdfunding a permis de ressusciter certaines publications du passé grâce à leurs fans. Et tu me vois sans doute venir, puisque je fais bien entendu référence à Métal Hurlant, dont tu es devenu le rédacteur en chef adjoint l’an dernier. Alors dis-moi, comment ça s’est fait ?
J’avais rencontré le rédacteur en chef, Jerry Frissen, au moment de la sortie de mon mook sur Dune. Je lui avais offert un exemplaire et il avait beaucoup aimé mon approche éditoriale. Un an plus tard, il m’a proposé de rejoindre Métal Hurlant pour développer le volet journalistique et rédactionnel du média. Aujourd’hui, ma mission principale c’est d’inviter des journalistes passionnés, des auteurs émergents et des artistes de renom à écrire et dessiner dans la revue.
Et quand tu passes de sept ans de piges à un poste de rédacteur en chef adjoint, je peux te dire que tu savoures cette liberté nouvelle en matière de choix éditoriaux. En trois numéros de Métal Hurlant, j’ai eu la chance de travailler avec des plumes de tous horizons et d’inviter des artistes comme Mariana Enríquez, Bertrand Mandico ou encore Kim Stanley Robinson dont je parlais plus tôt.
En ce moment, on prépare un numéro sur les frontières qui sortira en mai. Je peux déjà te dire qu’il y aura les interviews de Liu Cixin, de Ken Levine [créateur du jeu vidéo BioShock] ou encore de Riss, le directeur de publication de Charlie Hebdo. C’est très important pour nous de mettre en avant nos confrères issus de la presse et du dessin — y compris satirique. Je trouve que ces trois noms en disent beaucoup sur la singularité de Métal Hurlant, que je considère à mon échelle comme un véritable laboratoire d'expérimentations.
Merci pour l’exclu ! J’ai réservé ma dernière question pour une actu que tu viens tout juste d’annoncer. En mai sortira Vertigeo, ta première bande-dessinée réalisée avec le dessinateur Amaury Bündgen, aux éditions Casterman. Comment s’est fait ce passage de l’éditorial à la fiction ?
C’est mon rêve depuis mes quinze ans de faire de la BD. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie. C’est un cap que j’ai gardé en tête à chaque étape de ma vie professionnelle. Dès que j’ai pu être en contact avec de la BD, j’ai foncé. Dès que j’ai pu être accrédité pour le festival d'Angoulême, j’y suis allé.
Quant à Vertigeo, c'est à l’origine une nouvelle signée Emmanuel Delporte pour le recueil Au Bal des Actifs : Demain le Travail publié aux éditions La Volte. C’est un très beau texte qui représente l'humanité dans une tour géante dans laquelle des ouvriers construisent des étages à l'infini. On est dans une métaphore de la caverne de Platon, avec un propos centré sur le travail et la domination des puissants sur la population.
Au-delà de m’évoquer la new wave SF des années 70-80, c’est un récit qui dit beaucoup de choses sur notre époque. Il faut savoir qu’en 2023, la France est devenue le troisième pays qui compte le plus de millionnaires au monde – 2,8 millions (!) – derrière les États-Unis et la Chine [source]. À savoir aussi que c’est une nouvelle qui est particulièrement mémorable pour sa chute.
L’univers sombre de l’œuvre nous a permis de pousser les curseurs à l’extrême sur des enjeux plus que jamais d’actualité comme le changement climatique, les pénuries de ressources, ou encore l’impuissance des États face aux multinationales. C’était génial d’illustrer avec Amaury un univers qui mêle dystopie et post-apo.
Reste que ce projet représente aussi pour moi une forme de mise en danger. Je ressens une certaine pression à l’idée de passer de l’autre côté du miroir. J’ai longtemps été journaliste culturel et c’est aujourd’hui à mon tour de me confronter à l’accueil public et critique sur cette BD. Pour l’instant, les premiers retours sont bons et les libraires sont enthousiastes. Alors verdict dans deux mois au moment de la sortie !
En tout cas, félicitations ! J’ai hâte d’en savoir plus et je te souhaite le meilleur pour cette nouvelle étape. Je suis ravi de t’avoir reçu pour cette interview-fleuve. Même que tu m’as donné envie de retourner vers la SF pour mon prochain livre. Alors encore un grand merci à toi, Lloyd, et je te dis à très bientôt !
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