En quatre ans de newsletter, il m’est arrivé plus d’une fois de choisir mes invités sur un coup de tête. Mes choix éditoriaux ont souvent relevé du hasard ou d’élans d’audace. Ça m’a amené à plusieurs reprises de proposer une interview dans la rue, à un événement voire en soirée — en me disant que “c’est le moment ou jamais”. Je pense que je ne serai jamais à l’aise avec ça, mais ça a toujours fait du bien à PWA.
Reste qu’il y a aussi des personnes que je croise au quotidien et que je me verrais bien interviewer. Un jour. Car oui : ce sont probablement celles avec qui je procrastine le plus — et donc ose le moins. C’est le cas de mon nouvel invité. Et si cette édition a mis le temps à pointer le bout de son bec, je suis heureux de vous partager aujourd’hui ma rencontre avec un personnage emblématique de mon quartier.
Bonne lecture à vous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Marvin Parks
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Marvin Parks, un artiste américain originaire de Baltimore que je connais surtout en tant que chanteur de jazz dans le métro parisien. Mais c’est aussi un compositeur, un humoriste qui fait du stand-up, ainsi qu’un entrepreneur qui a son propre média et sa marque de streetwear : JazzduMétro.
Hello Marvin et merci d’avoir accepté l’invitation ! J’ai beau te croiser dans mes trajets quotidiens, ça m’a pris un moment avant de te proposer cette interview. En même temps, tu reconnaîtras que ce n’est pas facile d’interrompre quelqu’un qui est en train de chanter (rires). Alors forcément, j’ai envie de démarrer cette interview en te demandant : comment tout ça a commencé ?
Ça remonte à dix ans en arrière, fin 2013, peu de temps après que je décide de m’installer à Paris. Quand je suis arrivé, j’étais hébergé chez un artiste qui avait l’accréditation Musiciens du Métro de la RATP. En plus de m’avoir expliqué comment le dispositif fonctionnait, il m’a un jour invité à chanter Georgia on my Mind [de Ray Charles] à la station Concorde. C’est une expérience qui m’a profondément marqué. Je me souviendrai aussi de cette femme qui m’a tendu un billet de dix euros avec un grand sourire. C’était une première pour moi, je ne me rendais pas compte.
Cette scène m’est revenue en tête quelques semaines plus tard alors que ma carte se faisait avaler par un distributeur. Comme je n’avais pas d’argent sur moi et rien à manger à la maison, je me suis résolu à m’installer à la station de métro Crimée pour chanter mes chansons de jazz préférées. Ce soir-là, j’ai gagné de quoi remplir mon frigo avec l’équivalent de seize euros.
Mais surtout, de nombreuses personnes se sont arrêtées pour discuter, s’intéresser à mon histoire et me souhaiter la bienvenue à Paris. Si bien que je réitérais l’expérience dès le lendemain. En 2016, j’ai fini par réussir à obtenir l’accréditation “Musiciens du Métro” de la RATP. À savoir que celle-ci est assez difficile à avoir — même si la plupart des passants ne font pas la différence entre les artistes accrédités et des personnes en situation de mendicité.
Tu avais déjà chanté en public auparavant ?
Mes deux parents chantent du gospel, ainsi que leurs parents avant eux. Dans la famille, c’est comme une tradition. Donc on peut dire que j’ai toujours baigné dans ce milieu. Je me souviendrai toujours de ce jour où ma mère m’a fait chanter un solo de gospel devant tout le monde à l’église… alors que j’avais à peine quatre ans (rires). Mais c’est seulement plus tard, à l’âge de quinze ans, que j'ai su que la musique allait occuper une place centrale dans ma vie. À l’époque, je découvrais le jazz en me prenant de passion pour le répertoire de Nat King Cole. C’est un artiste qui a eu une influence majeure dans ma trajectoire personnelle.
Aujourd’hui, je joue à Paris dans des clubs de jazz, dans le métro, en festival, mais pas seulement. Depuis quelques années, je fais aussi du stand-up. C’est encore assez récent mais ça faisait un moment que je voulais essayer. Je n’avais pas assez confiance en moi pour envisager sérieusement de me lancer. Là encore, ma famille m’avait pourtant poussé très jeune sur le devant de la scène. Dès l’adolescence, je me suis retrouvé maître de cérémonie pour le service dominical de ma congrégation. Autant te dire que quand on te donne cette responsabilité un dimanche à 11h devant 400 personnes, tu as intérêt à préparer tes meilleures blagues et assurer. C’est ce que j’appelle du “prime-time” (rires) !
Rien que d’y penser, je suis déjà angoissé (rires). En parlant de performance, y a-t-il une différence pour toi entre te produire sur scène et chanter dans un lieu public comme le métro ?
Pour moi, l’exercice reste le même : c’est du divertissement. Tu dois faire en sorte que les gens autour de toi ressentent quelque chose de nouveau voire se sentent mieux qu’avant que tu ne prennes le micro. Que tu fasses de la musique, du stand-up, de la danse ou autre, c’est valable pour tous types de pratiques, de lieux, de publics.
Et même cette conversation que nous avons maintenant, pour moi c’est du divertissement. C’est comme si chacun de nous chantait sa partition. Notre rôle ici, c’est de raconter une histoire. L’idée, c’est soit de dire aux gens qui tu es, soit de les aider à savoir qui ils sont. Et en cela, je trouve ça comparable à l’expérience de chanter dans le métro ou de faire du stand-up sur scène.
Chanter dans un lieu public aussi fréquenté doit t’amener à rencontrer beaucoup d’inconnus au quotidien — bien plus que la moyenne. Comment toutes ces interactions ont-elle fait évoluer ta vision du monde et des rapports humains ?
J’aime dire qu’on est tous pareils. J’ai choisi comme slogan pour mon média, “Metro equals people”. Toutes les personnes qui se retrouvent dans le métro à un moment donné ont pour point commun d’aller d’un point A à un point B. Peu importe qui tu es, d’où tu viens, quel âge tu as, ce que tu fais dans la vie, combien tu as sur ton compte en banque… Ça vaut pour les usagers, ceux qui y travaillent, les SDF, les pickpockets, etc. Pour moi, c’est la somme de toutes ces expériences qui façonne l’identité d’un lieu comme le métro.
Un jour, j’ai été interviewé sur France 2 et on m’a demandé pourquoi je continuais de chanter dans le métro alors que j’ai ma carrière d’artiste à côté. J’avais alors répondu que j’aime chanter pour les gens du métro pour la simple et bonne raison que j’ai une profonde affection pour eux. Au fil des années, j’ai été amené à tisser des liens avec de nombreuses personnes qui se sont arrêtées un jour pour discuter. J’ai fini par découvrir leurs amis, leur famille, leurs histoires de vie, leurs chiens aussi — qui me reconnaissent à force de me croiser (rires). J’ai même une page Instagram [PupduMétro] remplie de photos des chiens que je vois dans le métro.
Génial ! J’imagine qu’à côté de ça, il doit aussi y avoir des aspects plus déplaisants ?
Oui, ça m’énerve qu’on me filme sans me demander. D’ailleurs, ce n'est pas tant le fait d'être filmé qui me gêne que l’absence totale d’interaction dans ce genre de situation. Même si je sais que l’intention n’est pas mauvaise, ça reste la capture d’un moment, d’une expérience, sans le moindre consentement. Et ce, même si je n’attends rien de plus qu’un regard, un sourire ou juste un mot sur la musique.
Forcément, c’est frustrant de voir quelqu’un “m’utiliser” pour ajouter une brique de storytelling à sa journée plutôt que de s’intéresser à mon histoire — et donc au contexte dans lequel ce moment furtif s’inscrit. Alors que s’ils s’arrêtaient juste un instant pour échanger quelques mots, prendre mon nom pour pouvoir me retrouver en ligne, éventuellement me demander mon Instagram ou TikTok pour pouvoir me taguer, ce serait déjà beaucoup pour soutenir mon activité.
Ça leur permettrait aussi d’apprendre que tu as ton propre média, JazzduMétro, qui va au-delà de ta pratique artistique. Comment t’est venue cette idée ?
En 2015, j’ai eu le plaisir d’être contacté par un journaliste pour un article dans Le Monde. Reste que celui-ci s’est un peu trop attardé à mon goût sur cette image romantique de chanteur du métro venu à Paris pour des vacances et qui n’a jamais réussi à quitter la capitale. Pourtant, les trois années précédentes avaient été assez riches pour moi sur le volet artistique. J’avais signé avec un label, enregistré mon premier album, joué dans quelques festivals européens… Dommage qu’il ait surtout retenu mon billet d’avion pour Paris à 83 dollars grâce à mes miles (rires).
Mais tant qu’à être connu pour ma présence dans le métro, je me suis dit qu’il valait mieux capitaliser dessus. D’autant plus qu’avoir ma propre marque me permet de développer la portée de ma musique ainsi que le message que je veux faire passer. Et comme on me posait souvent des questions sur le jazz, je me suis dit : pourquoi ne pas créer un média qui invite à en savoir plus sur la musique que je chante dans le métro ?
C'était aussi l’occasion de m’exprimer sur les sujets de mon quotidien. Comment avoir l'accréditation “Musicien du Métro” ? Comment soutenir un artiste de rue au-delà de lui donner sa petite monnaie ? Où écouter du jazz sur scène à Paris ? Mon objectif, c’était de fédérer une communauté autour de mon activité. D’ailleurs, je ne suis sans doute pas le premier artiste de rue à y avoir pensé. Mais je n’en connais pas qui ont leur marque de streetwear.
C’est une direction dans laquelle j’ai décidé d’aller avec JazzduMétro. C’est un vrai pari dans le sens où les grandes marques de streetwear viennent soit d’artistes très connus, soit de jeunes créateurs dans leur vingtaine. En tant qu’artiste qui se produit dans le métro et qui a passé la quarantaine, je n’entrais dans aucune de ces deux catégories. J’ai eu l’occasion d’en parler avec Stéphane Ashpool, créateur de la marque Pigalle. Celui-ci m’a encouragé à me concentrer sur le message, sur l’histoire que je voulais raconter. C’est le meilleur conseil qu’on pouvait me donner.
Je trouve ça génial de te voir multiplier les projets et formes d’expression autour de ton art. Y a-t-il un format en particulier que tu aurais envie d’explorer dans les prochaines années ?
Je chante du jazz sur scène, compose des morceaux en studio, mais je n’ai encore jamais eu l’occasion de m’essayer à la production d’événements. Je me suis beaucoup renseigné sur la licence d’entrepreneur du spectacle. Ça me tient vraiment à cœur d’organiser un jour des concerts par moi-même. Aujourd’hui, ce sont souvent les autres qui font appel à moi — que ce soit pour des soirées, des mariages, des dates de tournées. Devenir producteur me permettrait donc d’inverser mon rapport à la musique au quotidien.
Enfin, je me demande souvent ce qu’il y a pour moi au-delà de la scène et de l’interprétation. D’où ma volonté d’explorer d’autres univers comme celui des médias, du streetwear, et demain de la production de spectacles j’espère. Aujourd’hui, je me sens accompli en tant qu’artiste. C’est pourquoi j’ai envie de voir de quoi je suis capable en tant qu’entrepreneur.
C’est tout le mal que je te souhaite ! Un grand merci à toi, Marvin, pour cette interview. C’était un vrai plaisir de découvrir ton parcours et d’aller au-delà du simple fait de se croiser au quotidien. Je te dis à très bientôt !
4 interviews de PWA sur des sujets voisins :
PWA #68 avec François Gautret : sur le hip-hop et les cultures urbaines
PWA #63 avec Jean-Baptiste Mouttet : sur le passage de l’écrit à la scène
PWA #46 avec Nicolas Rogès : sur Kendrick Lamar et le rap de Compton
PWA #21 avec Kabylie Minogue : sur le DJing et la production musicale
🔮 GRAND BAZAR… Dans le radar
Dire qu’avant je pouvais compter sur Twitter !
Retour en enfance : Quel bonheur de voir le book club d’Arte consacrer un épisode au manga culte de mon adolescence, Death Note ! C’est probablement l’une de mes intrigues préférées tous formats confondus. Si vous ne connaissez pas, je ne peux que vous recommander l’animé — pas le film Netflix — ou les treize tomes de la saga.
“Inspiretesting” : C’est le mot juste trouvé par le journaliste australien Oscar Schwartz pour décrire l’ovni TED Talks. Et quelle drôle de trajectoire pour ce média qui fêtera son quarantième anniversaire dans quelques mois ! Car oui (et qui l’eût cru ?) : la première conférence TED a eu lieu en 1984. Une excellente lecture sur l’influence contrastée d’un format tantôt dépassé tantôt en avance sur son temps.
Nerdistan : Je vous ai sûrement déjà parlé ici de ma passion récente pour les analyses de films, séries et même jeux vidéos sur YouTube. C’est un véritable prolongement de mon expérience au contact d’une œuvre… auquel je consacre parfois plus de temps qu’à l’œuvre en question. Bonne nouvelle pour moi (mais pas forcément pour vous) : l’une des figures de proue de ce format côté cinéma, Thomas Flight, vient de se faire interviewer pour le média Dirt [cf. PWA #48]. Gare au tunnel sans fin !
🗣 MEANWHILE… L’actu des plumes
Et vous, ils ressemblent à quoi vos projets du moment ? Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro[a]gmail.com
Rebecca a lancé la pétition #6Novembre11h25 sur les inégalités salariales.
Omer a lui aussi fêté le quatrième anniversaire de sa newsletter.
Sandrine a publié un livre de contes sur la vie ordinaire.
Kevin a lancé une newsletter sur la psychologie appliqué au quotidien.
Marie organise un concours d’écriture sur LinkedIn.
Jonathan a fait le bilan des cinq ans de son livre sur le service client.
Diane m’a fait découvrir 77 archétypes de personnages pour vos écrits.
Thomas a reçu une médaille de la médiation scientifique par le CNRS.
Canelle a créé une newsletter sur nos chers toutous.
DERNIÈRE CHOSE…
Il était un peu tôt pour en parler en interview dans la dernière édition mais c’est désormais officiel : Médianes lance son programme d’accompagnement pour plumes et créateurs de médias indépendants. En attendant son éclosion prévue début 2024, vous pouvez contribuer à la réflexion collective en répondant à leur questionnaire.
D’ici là, prenez soin de vous et surtout…
May the words be with you,
Benjamin
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