J’aime de plus en plus commencer mes newsletters en vous parlant des écrits cachés de mon quotidien. Le mois dernier, j’évoquais ainsi mes précieux carnets dans lesquels je résume, depuis plus d’un an, chacune de mes journées. Bien avant ça, j’ai souvent fait allusion à une mystérieuse liste de plumes que je rêve d’interviewer.
Il y a un autre ingrédient que j’adore inclure dans PWA tant je le valorise : la surprise. C’est ce qui m’a souvent amené à inviter des personnes dont j’ignorais l’existence le mois précédent. Hasard des algorithmes ou simple coup de chance, il n’empêche que les interviews qui en découlent m’apparaissent toujours comme une évidence.
Et quand je mêle ces rencontres imprévues à ma liste [imaginaire] de sujets que je rêve de traiter, alors je tiens la recette des éditions que je préfère publier. C’est arrivé hier, c’est le cas aujourd’hui, et je veillerai à ce que ça continue demain. Voici le secret le moins bien gardé de la longévité d’une newsletter qui n’a pas fini de m’étonner.
Bonne lecture à vous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Zoë Dubus
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Zoë Dubus, qui est docteure en histoire de la médecine. Ses recherches portent sur l’étude historique des psychédéliques, entre passé tumultueux, actualité chargée et avenir prometteur en matière de découvertes scientifiques. C’est une interview qui m’a passionné, aussi bien pour la richesse de son sujet que pour le prisme d’analyse unique de notre invitée.
Hello Zoë et merci pour avoir répondu à l’invitation ! Je suis très heureux de te recevoir pour parler avec toi d’un sujet que je voulais traiter depuis longtemps dans la newsletter : les psychédéliques. Sur ton site, il y a un autre mot qui revient souvent : “psychotropes”. Alors en guise d’introduction, j’aimerais commencer par distinguer ces deux termes qu’on peut avoir tendance à confondre. Quelles sont les différences entre psychédéliques et psychotropes ?
Les psychotropes regroupent toutes les substances qui modifient l'état de conscience, l’activité et l’humeur. Certaines ont des propriétés stimulantes, là où d’autres sont des “dépresseurs” qui ralentissent notre activité physique et cérébrale. Il y a aussi des substances qui modifient toutes nos perceptions en profondeur, quand d’autres vont au contraire limiter les productions psychiques.
Au milieu de tout ça, on peut faire une première distinction sur le volet légal. Pour commencer, il y a des psychotropes en libre circulation comme l’alcool, le tabac, ou encore le café, mais aussi les anxiolytiques et les antidépresseurs. L’autre grande famille de psychotropes, ce sont les stupéfiants : des substances illégales et donc interdites à la consommation.
Ce sont des produits très différents les uns des autres, qui ne sont ni regroupés par leurs propriétés pharmacologiques, ni par leur dangerosité. On y retrouve entre autres le cannabis, la cocaïne, l’héroïne, l’opium, et bien sûr les psychédéliques. Et là où on pourrait penser que ces substances sont interdites car dangereuses pour la santé, il faut savoir que ce n'est pas toujours vrai.
Les psychédéliques dits classiques recoupent quatre substances. Il y a le LSD, qui a été synthétisé à partir d’un petit champignon parasitaire du seigle. La psilocybine vient elle aussi d’un champignon — dit “hallucinogène” — qui pousse essentiellement au Mexique, mais aussi dans certaines zones de l’Europe. Il y a également la mescaline, qui est tirée d’un cactus qui s’appelle le peyotl. Enfin, la DMT est présente dans de nombreuses plantes à travers le monde. C’est l’ingrédient à la base d’une préparation ancestrale d’Amérique du Sud : l'ayahuasca.
Ces quatre substances sont aujourd’hui interdites à la consommation, mais plus pour des raisons politiques, économiques et morales que pour des raisons sanitaires. Et pour cause : celles-ci n’ont aucun effet secondaire grave en dehors de nausées ou de maux de têtes, elles ne peuvent pas provoquer d’overdose, et ne sont pas non plus addictives. On associe souvent les psychédéliques à d’autres substances comme la kétamine, la MDMA ou encore l’ibogaïne. Mais si ces dernières ont des effets psychiques assez similaires à ceux des quatre classiques, elles n’agissent pas sur le même récepteur du cerveau — celui de la sérotonine — et ont une toxicité plus forte.
Les classifications au sein des psychédéliques seront sans doute amenées à évoluer dans les prochaines années. Les progrès récents en neurosciences devraient continuer à nous permettre d’affiner notre compréhension de ces substances et de leurs effets sur le cerveau. Enfin, le mot “psychédélique” sera lui-même probablement remplacé un jour par un terme plus neutre dans le domaine médical — et moins connoté “contre-culture” hippie des années 60.
Il y a un autre terme qui leur est très souvent associé et que tu n’as d’ailleurs pas utilisé, c'est bien sûr le mot “drogue”. J’ai appris que c’est un terme qui divise au sein de la communauté psychédélique et qu’un certain nombre de scientifiques refusent de l’utiliser. Qu’en est-il de ton côté ?
Je n’utilise jamais le mot “drogue” pour une raison simple : il est imprécis. Si on se base sur la question de la légalité, cela revient à exclure l’alcool et le tabac — alors que ce dernier est la substance la plus addictive au monde sur le plan pharmacologique. C’est également un terme très péjoratif qui vient occulter le fait que les psychédéliques [classiques] ne sont pas toxiques. Pour moi, le mot “drogue” n'a donc pas sa place dans un vocabulaire scientifique. C’est pourquoi je préfère parler de psychotropes pour les modificateurs de conscience en général, et de stupéfiants pour les substances légalement interdites.
Pour la petite histoire, mon intérêt pour le sujet des psychédéliques remonte à la toute première édition de Plumes With Attitude. Mon invitée Anne-Laure Le Cunff recommandait le best-seller de Michael Pollan, Voyage aux confins de l’esprit — depuis adapté en documentaire sur Netflix. J’avait notamment été marqué dans ma lecture par une citation reprise du psychiatre Stanislav Grof, qui a dit : “Les psychédéliques, utilisés de manière responsable et avec les précautions qui s'imposent, sont pour la psychiatrie ce que le microscope est à la biologie et la médecine, ou ce que le télescope est pour l'astronomie”. Comment interprètes-tu cette comparaison par le prisme de ta discipline ?
Je ne sais pas de quand date cette citation mais elle me fait penser à une interprétation assez ancienne de la psychiatrie. Dans les années 50, les psychédéliques en Occident étaient considérés comme des substances “psychomimétiques”, c’est-à-dire qui miment les psychoses. On imaginait que ça correspondait aux symptômes vécus par les personnes atteintes de schizophrénie.
L’idée, c’était d’étudier le fonctionnement de ces substances pour mieux comprendre ces maladies. Cela passait notamment par l’administration de psychédéliques à des “sujets sains” afin d’observer leurs effets considérés comme psychotiques. Beaucoup de psychiatres vont eux-mêmes prendre du LSD, de la mescaline ou de la psilocybine dans le but de s’approcher d’une expérience vécue par les malades.
C'est une approche qui a rapidement été critiquée, en particulier en France. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty a avancé l’argument que ce sont avant tout des expériences dont les psychiatres savent qu’ils sortiront au bout d’une dizaine d’heures. Alors qu’importe leur intensité, cela n’a rien à voir avec la condition de personnes dont la vie entière est façonnée par les symptômes d’une maladie. Ce paradigme psychotomimétique sera progressivement abandonné dans les années 60.
L’héritage de ces recherches, c’est que plusieurs générations de chercheurs ont gardé cette conception des psychédéliques comme prisme d’observation du cerveau humain et de ses pathologies. C’est même redevenu une vraie source d’espoir aujourd’hui, aussi bien du côté des avancées en neurosciences que dans la psychiatrie.
Il me semble bon de rappeler que le retour récent de ces substances dans le paysage médical fait suite à des décennies de diabolisation et d’interdiction à partir de la fin des années 60 aux États-Unis. En France, où en sommes-nous aujourd’hui en matière de recherche sur les psychédéliques ?
On parle souvent d’un arrêt des recherches sur les psychédéliques en Occident à la fin des années 60. Reste que la dernière étude aux États-Unis sur le sujet après leur interdiction date tout de même de 1979. Ça veut dire que pendant une dizaine d’années, certains laboratoires ont pu continuer à mener ces recherches — parfois même en étant financés par le gouvernement américain.
En Suisse, pays où le LSD et la psilocybine ont été synthétisés pour la première fois, il n’y a jamais eu d’interdiction du côté de la recherche. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si c’est le pays où tout repart, avec notamment la toute première étude sur le LSD en 1988. Des thérapeutes ont été autorisés à évaluer son potentiel thérapeutique en combinaison avec de la MDMA dans les troubles du comportement alimentaire et les états dépressifs. Et en parlant de la MDMA, il faut savoir que les recherches avaient repris en Israël et en Espagne avant même les États Unis.
En France, il y a eu très peu de recherches sur les psychédéliques entre les années 50 et 70. Qui plus est, on utilisait ces substances dans un cadre déjà controversé à l’époque : les traitements de choc. C’était le modèle de référence dans la psychiatrie de l'entre-deux guerre, alors qu’il n'y avait pas encore de médicaments pour soigner les pathologies mentales. Celui-ci consistait essentiellement à utiliser les psychédéliques sur des patients — sans les prévenir (!) — pour créer un choc psychique dans une perspective thérapeutique. Le résultat, ça a souvent été des séances très éprouvantes qui ont même pu aggraver l’état de certains patients. Autant dire qu’on partait déjà de loin, mais ce n’est pas fini.
Car c’est aussi en France qu’a eu lieu l’arrêt le plus brutal. Nous sommes d’ailleurs le premier pays à avoir classé les psychédéliques dans le tableau des stupéfiants en 1966, avant même les États Unis. Et s’il y a pu avoir quelques études expérimentales pour tenter de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau humain, les médecins ont vite décrété que ces substances présentaient peu d’intérêt sur le volet thérapeutique. La conséquence, c’est une très faible médiatisation des recherches sur les psychédéliques dans la presse de l’époque. Rappelons au passage que la mondialisation n’en était encore qu’à ses prémices et que les journalistes français n’avaient aucune idée des avancées dans les autres pays.
Reste qu’en avril 1966, la journaliste Claudine Escoffier-Lambiotte publie dans Le Monde un dossier en trois parties sur les psychédéliques, intitulé Les poisons de l’esprit. Cela fait suite à la médiatisation négative de plus en plus forte autour de la contre-culture hippie qui se met en place dans les années 60 aux États-Unis. Son argumentaire reprend le discours sensationnaliste des tabloïds américains de l’époque, à savoir que le LSD est en train de détruire le cerveau de toute une partie de la jeunesse. La journaliste explique également que les “hippies” sont nombreux à partir pour l’Orient — et à passer par l’Europe en chemin. Elle va donc mettre en avant le “risque” qu’ils diffusent leur substance de prédilection en France.
Le LSD s’affiche alors en tête de toutes les unes, avec des titres de presse le présentant comme une “bombe atomique dans la tête” ou une menace en passe de “contaminer” notre jeunesse. Très vite, l’opinion publique cède à la panique morale. D’autant plus que Claudine Escoffier-Lambiotte appelle le gouvernement à légiférer pour protéger les jeunes Français — ce qu’elle obtient à peine un mois et demi après la publication de son dossier. Une première mondiale !
J’avais en tête le tournant radical de la revue LIFE à propos des psychédéliques aux États-Unis, mais je n’avais jamais entendu parler de ces articles dans Le Monde.
Le contexte français est vraiment particulier sur le sujet. On n'a pas réussi à adapter notre modèle thérapeutique à l’utilisation des psychédéliques. Reste que le classement de ces substances en tant que stupéfiants — en France comme à l’international — n'interdit “en théorie” ni l'usage thérapeutique ni les expérimentations scientifiques. Mais sur le terrain, la stigmatisation est telle que les patients ne veulent plus en recevoir et que les médecins ne veulent plus y être associés, pas plus que les organismes qui financent les recherches.
Aujourd’hui encore, un grand nombre de médecins et scientifiques français n'ont jamais entendu parler de la renaissance psychédélique qui a commencé il y a une quinzaine d’années à l'étranger. Il y a donc encore tout un travail de déconstruction des idées reçues et de formation de nos thérapeutes à opérer. Heureusement, ces derniers sont de plus en plus nombreux à s'y intéresser. Certaines équipes ont même déposé des protocoles de recherche. Il y en a notamment un à l’Hôpital de la Salpêtrière sur l’utilisation de la psilocybine dans le traitement de la dépression, et un autre par le psychiatre Luc Mallet sur l’utilisation du LSD face à l’addiction à l'alcool.
Il me semble justement que le LSD a joué un rôle majeur dans l’histoire des Alcooliques Anonymes aux États-Unis, c’est bien ça ?
Quand le fondateur des Alcooliques Anonymes, Bill Wilson, prend du LSD dans les années 50, il a une révélation et veut l’intégrer à son programme de sevrage. Bien sûr, ça ne va pas pouvoir se faire en raison de son interdiction. Les études sur l’utilisation du LSD dans le cadre de l’addiction à l’alcool vont pourtant confirmer son intuition. Certaines d’entre elles ont même montré que 90% des patients de l’échantillon restent sobres plusieurs mois après une prise unique. Ce sont des chiffres sans précédent, bien supérieurs aux résultats obtenus avec les traitements de référence aujourd’hui.
Et à ton échelle, qu’est-ce qui t’a amené à étudier les psychédéliques dans le cadre de tes activités de recherche en histoire de la médecine ?
J'ai reçu une éducation très ouverte et sans tabou par mes parents. J’ai grandi en étant libre de pouvoir parler avec eux de tous les sujets de société possibles et imaginables. Pour eux, l’idée c’était de prendre les devants pour que je ne me sente pas seule et démunie face aux diverses expériences et possibles conneries que je pourrais être amenée à faire dans ma vie. C'est pourquoi ils m’ont parlé des stupéfiants assez tôt. Et ça m’a forcément aidée de ne pas être biaisée par un discours qui les diabolisait. J’en profite d’ailleurs pour remercier mes parents pour ça. (rires)
Quant à l’histoire, ça a toujours été une passion. Dès l’enfance, je voulais en faire mon métier. Ça a donc guidé mon parcours académique. J’étais particulièrement intéressée par la question de la marginalité. Pourquoi y a-t-il des personnes qui se retrouvent exclues par la société ? Et qu’est-ce qui pousse certains individus à s’exclure par eux-mêmes ? Sauf qu’au moment de devoir choisir un thème de recherche en master, je n'avais absolument aucune idée du sujet sur lequel je voulais travailler.
Mes premières intuitions me guidaient vers le travail du sexe ou l’étude des personnes qu’on rassemble aujourd’hui sous le sigle LGBTQIA+. Je voulais creuser les raisons qui en font des objets de stigmatisation dans la société. Quand j’ai dit à ma directrice de master que je ne savais pas quoi faire, celle-ci m’a tout simplement demandé ce que j’avais lu dernièrement. Or, je venais justement de finir Les paradis artificiels de Baudelaire, que j’avais pioché par hasard dans la bibliothèque de mes parents.
C'est un livre dans lequel le poète raconte ses expériences du cannabis et de l'opium à l'hôtel Pimodant [à Paris] avec le psychiatre Jacques-Joseph Moreau de Tours. Il y décrit des soirées mondaines dans lesquelles on boit, mange et écoute de la musique. Tout est organisé pour que ce soit festif mais il y a un tout autre objectif : mettre des mots sur l'expérience des psychotropes.
C'est le médecin lui-même qui fournit les substances afin de faire parler ses cobayes de ces expériences dites ineffables. Mais s’il n’y a pas de mots pour les décrire, lesquels choisirait-on si on cherchait à s’en approcher ? J’avais alors dit à ma directrice de master que c’est un livre qui m’a autant passionnée qu’interrogée.
Et pour cause : Baudelaire ne précisait pas s’il y avait des femmes à ces soirées, encore moins si elles consommaient elles aussi du cannabis et de l’opium. Ce à quoi ma directrice de master m’a répondu que je tenais mon sujet de recherche : l’usage féminin de psychotropes au XIXème siècle — ce qui m’a plu immédiatement.
Hélas, il y a vraiment peu de recherches d’histoire sur les psychotropes qui abordent l'angle des femmes en particulier. Même aujourd’hui, j’aurais sans doute encore du mal à le traiter tant les sources sont rares sur le sujet. J’ai donc gardé la question des psychotropes et me suis intéressée à la perspective des médecins. À l’époque, c’étaient eux qui s’exprimaient le plus sur la question.
J’ai donc fait un master de recherche sur les représentations médicales autour des consommateurs et consommatrices de psychotropes au XIXème siècle. J’ai découvert que toutes ces substances considérées comme des drogues responsables d’addictions et d’overdoses avaient toutes été utilisées par le passé comme des médicaments. J’ai donc voulu savoir comment notre société est passée d’une compréhension thérapeutique de ces produits à la diabolisation qu’ils ont connue par la suite.
Enfin, je me suis beaucoup intéressée à leur réhabilitation récente en médecine. C’est ce qui s’est passé pour le cannabis médical et la morphine dans les années 90. Et depuis une quinzaine d’années, c’est ce qui est en train d’arriver aux psychédéliques. Ma thèse en histoire est d’ailleurs la première en France à s’intéresser aux apports bénéfiques des psychotropes à la société.
Aujourd’hui encore, la communauté psychédélique comme celle des médecins ont pour point commun la prédominance d’hommes. Dans une conférence récente, tu reprends le propos de l'historienne Erika Dyck, qui dit que l’histoire psychédélique fait la part belle aux perspectives masculines. En tant que chercheuse à la frontière entre ces deux univers surreprésentés par des hommes [blancs], j’aimerais t’entendre sur ce sujet de représentations. Quelles perspectives dominantes prennent selon toi trop de place dans ta discipline ? Et à l’inverse, quelles grilles de lecture gagneraient à être davantage considérées ?
Le premier fait marquant, c’est que beaucoup de femmes ont participé à la première vague de recherche sur les psychédéliques en Occident. D’autant plus que dans les années 50, il y a peu de femmes thérapeutes en France et dans les pays occidentaux au global. Une partie d’entre elles avaient notamment joué un rôle décisif dans l’introduction de nouvelles techniques d’administration du LSD aux patients. On leur doit en grande partie les techniques d’une notion-clé : le “set and setting”, qui veille à assurer que les individus sont dans les meilleures conditions physiques et psychiques possibles dans le cadre d’une expérience psychédélique. C’est aujourd’hui un ensemble de méthodes essentielles pour la communauté médicale et scientifique.
Sauf que ces nombreuses femmes pionnières dans la discipline ont tout simplement vu leurs noms effacés de l’histoire de la recherche sur les psychédéliques. Leurs publications académiques et leurs interventions dans les conférences internationales sur le LSD ne sont jamais citées. Il y a donc là un premier problème. Je vais bientôt partir au Canada pour travailler avec Erika Dyck sur ce sujet. L’idée, c’est de retrouver des archives ou des recherches qui n’auraient pas été publiées afin de replacer ces femmes dans l'histoire. Ce sera peut-être une opportunité de remettre la main sur certaines techniques oubliées du passé qui pourraient servir l’ensemble des thérapeutes — et ainsi faire avancer la psychothérapie assistée par psychédéliques.
À savoir aussi que dans les années 50 et 60, il y avait deux approches différentes pour l’administration de substances comme le LSD. Il y a la méthode psychédélique, qui a émergé aux États Unis et consiste à donner entre une et trois fortes doses au patient, avec cette idée d’arriver à une expérience intense et un résultat thérapeutique rapide. À la même période en Europe, on développe la thérapie psycholytique, qui est bien plus graduelle. Il s’agit de donner de faibles doses aux patients, que l’on va augmenter en l’espace de dix, vingt, voire trente séances. L’idée, c’est de l’habituer peu à peu aux effets, sans lui faire peur, afin qu’il fasse progressivement tomber ses barrières.
Il y a donc un modèle assez brusque d’une part, et une thérapie plus mesurée de l’autre. Ce serait évidemment trop simple de dire que les hommes privilégient la première approche et les femmes la seconde. Cela n’empêche que c’est la méthode psychédélique qui a fini par rester, aussi bien dans l’histoire que dans la reprise des recherches. Cette conception m’évoque le terme de “macho-médecine” théorisé par l’historienne Ann Dally, à savoir une démarche très confiante, virile et pas toujours prudente de l’administration de médicaments. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si la voie la plus brutale s’est imposée dans un milieu aussi masculin.
Cette prédominance d’hommes fait qu’il y a aujourd’hui assez peu de femmes thérapeutes dans le milieu. Celles-ci sont également moins médiatisées et moins invitées dans les congrès de médecine. D’ailleurs, je me retrouve souvent à être la seule femme dans les panels. Et même si je suis la seule à travailler sur mon sujet en France, j’ai conscience d’être souvent contactée pour éviter un panel exclusivement masculin. À noter que c'est un problème qui n'est pas spécifique à la communauté psychédélique mais qui concerne l’ensemble de la médecine aujourd’hui.
Pour finir, il y a des chercheuses et thérapeutes dans les pays anglo-saxons qui s’intéressent à des problématiques de consentement des patients. Il faut savoir que le contact physique est encouragé lors d’une thérapie psychédélique car il participe à cette notion de “set”, c’est à dire l’accompagnement bienveillant des patients pendant la séance. Ce n’est pas rare qu’un patient demande au thérapeute qu’il lui tienne la main voire le prenne dans ses bras, que ce soit pour être rassuré ou traverser un moment difficile de l’expérience. Cela a engendré un certain nombre d’abus dans l’histoire de la discipline, allant jusqu’à des chocs post-traumatiques liés à des violences sexuelles de la part de thérapeutes.
Ce sujet spécifique pose de nombreuses questions éthiques. Et pour cause : une thérapie à base de psychédéliques reste une expérience intense, avec des substances certes non-toxiques mais néanmoins puissantes. Dans cet état, il peut être difficile de définir des limites entre la formulation du consentement et le besoin d’être rassuré physiquement. Ce sont des problématiques qui n’avaient jamais été questionnées auparavant et qui, depuis #metoo, sont portées aussi bien par des femmes thérapeutes que par des patientes.
Enfin, il y a également le sujet des microagressions sur lesquelles de nombreux thérapeutes blancs ne sont pas du tout formés. Cela regroupe toutes ces petites phrases et réflexions qui, souvent de façon involontaires, vont mettre des patients victimes de racisme dans un état d’anxiété voire de grande vulnérabilité — et donc altérer profondément leur expérience psychédélique. Là encore, il y a des initiatives en cours aux États-Unis pour sensibiliser les thérapeutes blancs aux enjeux que représentent ces microagressions. L’une des principales chercheuses à travailler sur ces questions est Monnica Williams — que j’ai reçue en wébinaire en début d’année.
Au-delà de tes activités de recherche, tu fais justement un gros travail de vulgarisation sur ton site autour de tes sujets de prédilection. J’ai aussi vu que tu n'interviens pas seulement dans des colloques scientifiques, mais également dans des festivals grand public. À quel moment de ton parcours as-tu adopté cette démarche d’inclusion et d’accessibilité en parallèle de tes travaux ?
À vrai dire, c’est ce qui m'a toujours intéressée dans l'histoire. C'est une discipline pensée pour être accessible à tous et où il n’y a pas de jargon comme dans les sciences ou en philosophie. J’ai été sensible dès l’enfance à cette importance donnée à la compréhension et à la transmission à grande échelle, sans mécanismes d’exclusion par le langage. Mes deux petits-frères sont dyslexiques et la démarche d’accessibilité du discours a commencé très jeune dans la sphère familiale.
Cette approche me semble d’autant plus importante que mon rôle en tant qu’historienne ne concerne pas des sujets lointains et passés. Aujourd’hui, les psychédéliques vivent leur renaissance et j’ai le sentiment de pouvoir être actrice de cette histoire qui reprend. Dans quelques années, j’aimerais pouvoir documenter le retour de la recherche en France sur ces substances.
Enfin, mon utilisation des réseaux sociaux a également eu son rôle à jouer. J’ai commencé très tôt à partager ce que je découvrais dans mes recherches, d’abord sur Facebook puis sur Twitter. J’avais pris l’habitude de publier des passages de livres du XIXème siècle que je trouvais tantôt marrants tantôt révoltants — souvent en cherchant les meilleurs GIFs pour les accompagner. (rires) J’aime beaucoup utiliser l’humour pour prendre le contrepied du sérieux de mon métier, mais aussi pour susciter de l’intérêt autour de mon sujet. Il y a même un projet de BD en cours sur mes recherches à propos des auto-expérimentations de médecins.
Je suis tombée sur de nombreux documents d’archives hallucinants à propos de chercheurs qui prennent des substances en labo et font toutes sortes d’expériences pour documenter ce que ça leur fait. Il y a d’ailleurs un vrai ressort comique dans la synthétisation du LSD en 1943 par Albert Hofmann. Celui-ci a tout de même vécu le premier trip de l’histoire en prenant, sans le savoir, l’équivalent de presque trois fois la dose standard — avant de se faire raccompagner en vélo par son assistante. Pour moi, c’est une anecdote qui mérite d’être racontée ! (rires) Et je dois avouer que ce décalage entre l’image qu’on peut se faire des médecins et la réalité me fait souvent marrer.
Génial ! J’ai hâte d’en savoir plus sur ce projet BD. Je te propose de finir sur cette note de légèreté. En tout cas, sache que j’ai trouvé cette conversation fantastique. Je te remercie encore d’avoir accepté cette interview. À très bientôt Zoë !
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🔮 GRAND BAZAR… Dans le radar
Les bonnes nouvelles, idées et inspirations ne sont pas toujours en voie d’extinction.
Feu vert : En ce moment plus que jamais, je prends les devants pour aller à la rencontre de créateurs de médias indépendants. C’est dans ce contexte que je me suis intéressé de plus près à Vert, dit “le média qui annonce la couleur”. En à peine trois ans d’existence, leur newsletter a conquis quelques 30 000 abonnés, leur récente campagne de financement participatif réuni un club de plus de 2500 lecteurs, et leur charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique été signée par près de 1200 professionnels de l’information. Cerise sur le gâteau : ils viennent de publier leur premier rapport d’impact, que je vous recommande vivement.
Popcorn time : Derrière la pluie de récompenses d’Everything Everywhere All At Once, les débuts à la réalisation de Greta Gerwig et Ari Aster, ou encore la sensation Euphoria, il y a A24. Si vous aimez le cinéma indépendant, il est possible qu’une bonne partie de vos coups de cœur de ces dernières années ont été produits ou distribués par le studio. J’ai beaucoup aimé cette vidéo signée Vox qui revient sur la folle ascension de ce nouveau géant devenu véritable prescripteur du petit et grand écran.
Voilà l’été : Entre les plateformes Hourrail et Mollow pour se (re)mettre aux trains, le comparateur GreenGo pour calculer l’empreinte carbone de ses voyages, ou encore le collectif Itinéraire Bis pour faire évoluer leurs représentations dans les médias, ce ne sont pas les alternatives qui manquent pour envisager ses vacances autrement. Ces belles initiatives sont également de bonnes nouvelles pour rassurer celles et ceux qui, comme moi, ont plutôt tendance à improviser leurs périples qu’à tout planifier.
🗣 MEANWHILE… L’actu des plumes
Et vous, ils ressemblent à quoi vos projets du moment ? Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro[a]gmail.com
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