Le futur a bien changĂ©. Pour tous les Français, câĂ©tait lundi dernier.
Depuis la fin du confinement, la vie a repris son cours. DiffĂ©remment. Pour beaucoup de gens, le retour Ă la libertĂ© a Ă©tĂ© marquĂ© par de belles retrouvailles, de bons moments, et un grand soulagement. Pour dâautres, câest lâheure de panser les blessures du confinement, prendre un nouvel envol, ou faire le bilan.
Pour notre invitĂ©, câest lâoccasion de pouvoir de nouveau humer lâair du temps. Cette annĂ©e, cela fait dix ans que Thierry Keller explore le futur avec Usbek & Rica. Mais avec le coronavirus, son sujet de prĂ©dilection a vĂ©cu sa grande rĂ©volution. Car aujourdâhui, on ne peut plus parler du futur de la mĂȘme façon.
Alors Ă mon tour de courber lâespace-temps, le temps dâune newsletter. Cette publication spĂ©ciale fera la part belle Ă notre discussion, retranscrite en une vingtaine de minutes de lecture : un record ! Quant aux sections habituelles, elles reviendront dĂšs la prochaine Ă©dition.
Et parce que Plumes With Attitude est aussi un mĂ©dia, jâai mes propres questionnements autour de lâĂ©volution de son format. Alors si vous avez le moindre retour Ă me faire, nâhĂ©sitez pas : benjamin.perrin.pro@gmail.com
En vous souhaitant une excellente lecture,
Benjamin
Plumes With Attitude est une newsletter sur lâĂ©criture sous toutes ses formes. Si vous avez envie de suivre cette publication, abonnez-vous pour recevoir les prochaines Ă©ditions.
đ INTERVIEW⊠Thierry Keller (Usbek & Rica)
Ă chaque newsletter, je vous propose de dĂ©couvrir le portrait et les idĂ©es dâune vĂ©ritable plume âWith Attitudeâ. Aujourdâhui, jâai le plaisir et lâhonneur de recevoir Thierry Keller qui est le directeur des rĂ©dactions de mon magazine francophone prĂ©fĂ©rĂ© : Usbek & Rica. Assurez-vous dâavoir un peu de temps devant vous, parce que cette retranscription dâinterview est la plus longue â et sans doute la plus riche â depuis la crĂ©ation de la newsletter.
Bonjour Thierry et un grand merci pour avoir rĂ©pondu Ă lâinvitation ! Il y a dix ans, tu rejoignais Usbek & Rica au tout dĂ©but du lancement du mĂ©dia. Et si tu commençais par nous raconter lâhistoire derriĂšre les dĂ©buts de cette collaboration ?
J'ai rencontreÌ JeÌroÌme [Ruskin] par une connaissance commune. CâĂ©tait un jeune diplĂŽmĂ© trĂšs idĂ©aliste qui, Ă peine sorti dâĂ©cole, voulait fonder une revue et cherchait un rĂ©dacteur de chef. Ă lâĂ©poque, ça faisait deux ans que je travaillais avec un ami sur le scĂ©nario dâune seÌrie politique. JâĂ©tais enfermĂ© dans un projet dont je ne voyais pas le bout. Au final, la sĂ©rie nâa jamais Ă©tĂ© produite mais mon pote a fini par faire Baron Noir. Avant ça, jâavais Ă©tĂ© rĂ©dacâ chef de Pote Ă Pote : mensuel militant de SOS Racisme sur le fĂ©minisme et les discriminations en banlieue, puis du mouvement Ni Putes Ni Soumises, et enfin de TOC qui Ă©tait un magazine plus branchĂ© et gĂ©nĂ©rationnel. Je ne me dĂ©crirais pas comme un pur journaliste, mais plutĂŽt comme un animateur dâĂ©quipe et un Ă©ditorialiste. Ce qui mâa beaucoup plu chez JĂ©rĂŽme, câest que jâai retrouvĂ© des pulsions et convictions qui avaient animĂ© mon dĂ©but de carriĂšre. Câest quelquâun avec qui je me serais bien vu monter un projet ou faire de la politique ensemble si on avait eu le mĂȘme Ăąge au mĂȘme moment. MalgrĂ© nos douze annĂ©es dâĂ©cart, ça m'a inteÌresseÌ d'aller plus loin avec lui dans la redeÌfinition de certaines utopies â quoique je trouve le terme un peu galvaudeÌ aujourdâhui. On avait des obsessions communes, lui en tant que jeune entrepreneur et moi en tant quâancien militant deÌfroqueÌ cherchant aÌ deÌfricher de nouvelles ideÌes. On a fini par s'entendre autour d'une ligne eÌditoriale qui avait pour vocation de rĂ©explorer des engagements, des utopies et une nouvelle approche plus intentionnelle du futur. Et avec le nom dâUsbek & Rica tirĂ© du nom des deux personnages des Lettres Persanes de Montesquieu, il y avait aussi cette ideÌe de revisiter des grandes thĂ©matiques de la philosophie des LumieÌres comme le progrĂšs ou la vertu.
Aujourd'hui, tu es directeur des reÌdactions. Je suppose que ça inclut le magazine trimestriel, le site, le Tribunal des GĂ©nĂ©rations Futures, et aussi votre dernier nĂ© Usbek & Rica Business Review. Peux-tu nous dĂ©crire comment ton poste a Ă©voluĂ© au fil des annĂ©es ?
Mon roÌle a eÌvolueÌ avec la redĂ©finition du business model dâUsbek & Rica. Parce quâĂ©videmment, lâideÌalisme entrepreneurial des dĂ©buts a eu droit Ă son revers de la meÌdaille. Au bout de quatre numeÌros, on s'est rendus compte qu'on n'Ă©tait pas viables eÌconomiquement. Ă lâĂ©poque, le magazine faisait 200 pages et coĂ»tait 15 euros en librairie. Et comme JeÌroÌme Ă©tait un patron de presse treÌs attacheÌ aÌ lâidĂ©e de bien payer ses employĂ©s, on avait une structure de couÌts eÌnorme et il fallait vendre plusieurs dizaine de milliers d'exemplaires pour eÌtre aÌ l'eÌquilibre. C'eÌtait le moment ouÌ la revue XXI avait pris toute lâindustrie par surprise et oĂč on parlait beaucoup du renouveau de la presse. Le problĂšme avec Usbek & Rica, câest quâon avait un positionnement treÌs quadrageÌnaires CSP+ avec un prix Ă©levĂ© et une distribution en librairies, tout en ayant une ligne eÌditoriale qui attirait plus les jeunes. Il y avait donc une mauvaise adeÌquation entre notre produit et nos clients. Heureusement, câest dans ce moment de panique quâon a trouvĂ© notre modĂšle Ă©conomique. De plus en plus dâentreprises nous contactaient pour nous dire quâelles Ă©taient elles aussi en pleine interrogation sur le futur. Et elles voulaient quâon crĂ©e pour elles ce quâon faisait pour nos lecteurs. Câest Ă partir de lĂ quâon a commenceÌ aÌ deÌvelopper une offre BtoB.
En gros, vous leur proposez un accompagnement eÌditorial ?
Exactement. Ça a commenceÌ avec des entreprises comme Danone, SFR ou EDF sur des thĂ©matiques de deÌveloppement durable, de civilisation digitale et de âsmart cityâ. On a travailleÌ avec des dĂ©cideurs qui s'interrogeaient sur lâavenir de leur secteur, qui avaient besoin dâinspirer leurs collaborateurs ou de communiquer sur ces sujets aÌ l'exteÌrieur. Pour nous, ça a Ă©tĂ© une vraie sortie de crise. On sâest ensuite posĂ©s beaucoup de questions pour adapter notre offre et on a rĂ©ussi Ă dĂ©velopper de vraies expertises en interne sur des verticales comme lâurbanisme ou lâĂ©nergie par exemple. Bilan des courses : je me suis mis aÌ vraiment m'inteÌresser au monde de l'entreprise alors que je mâen Ă©tais toujours mĂ©fiĂ© â ne serait-ce que parce mon peÌre mâavait si longtemps poussĂ© Ă faire une eÌcole de commerce. Et puis, je me suis rendu compte que les boĂźtes Ă©taient remplies des gens normaux (rires). Par exemple, je me souviendrai toujours de ce Directeur de la Communication chez BNP qui nous avait dit quâil voyait son rĂŽle comme celui de rĂ©dacteur en chef du groupe. Et lĂ je m'eÌtais dit que ce mec avait le mĂȘme mĂ©tier que moi, avec les mĂȘmes problĂ©matiques. Et ça mâavait marquĂ©. Ă partir de laÌ, lâenjeu pour nous Ă©tait de comprendre comment on pouvait accompagner des entreprises du mieux possible, le tout sans nous renier, courir aprĂšs le cachet ou faire de la mauvaise commâ. De mon cĂŽtĂ©, jâai beaucoup travaillĂ© avec Blaise Mao qui est devenu le reÌdacteur en chef de la revue et du site. Aujourdâhui, mon travail consiste aÌ faire en sorte que les lignes ne soient pas antagoniques en fonction de l'interlocuteur. De fait, j'eÌcris beaucoup moins : un Ă©dito par trimestre et plus ponctuellement des interviews de personnalitĂ©s que jâaime bien.
Du coup, il ressemble Ă quoi ton quotidien aujourdâhui ?
Je n'ai pas de contact direct avec les journalistes au-delĂ de nos rapports humains entre collĂšgues. Donc câest avec mon reÌdacâ chef que je passe le plus de temps sur le volet Ă©dito. Je travaille aussi beaucoup avec nos eÌquipes business et fais la jonction entre les deux unitĂ©s. GrossiĂšrement, mon objectif câest de veiller Ă ce ne pas avoir un discours de gauche avec nos lecteurs et des idĂ©es Ă droite avec nos clients business. Pour finir, jâai aussi le roÌle de porte parole dâUsbek & Rica. J'interviens beaucoup en entreprise, j'anime des tables rondes et je fais des confeÌrences sur les grands enjeux du futur.
Il y a un truc que j'aime beaucoup dans le contenu en gĂ©nĂ©ral et que je retrouve chez Usbek & Rica, câest le choix de la raretĂ©. DĂšs le dĂ©but, vous avez fait optĂ© pour une parution trimestrielle â ce qui est peu commun dans le monde de la presse Ă©crite. Et câest un choix dâautant plus audacieux quâil est naturellement plus difficile pour un magazine trimestriel de se faire un nom que pour une titre de presse hebdomadaire ou mensuel. Pourquoi avoir pris cette deÌcision sur le volet diffusion?
Tous les choix dâUsbek & Rica partent de considĂ©rations Ă©ditoriales et non commerciales. Ce quâon voulait, c'eÌtait prendre de la hauteur plutĂŽt que de rester dans le flux comme tout le monde. Alors eÌvidemment, ça peut sembler facile de dire ça quand on publie jusquâĂ cinq articles par jour sur notre site. Mais pour le print, lâidĂ©e est plutĂŽt de prendre du recul sur les sujets. Une bonne illustration chez Usbek & Rica, câest notre rubrique âHistorique ou Anecdotique ?â en dĂ©but de magazine. Celle-ci consiste Ă prendre les faits marquants du trimestre et Ă se demander si tel Ă©vĂ©nement va rester ou ĂȘtre vite oubliĂ©. Dâailleurs, on sâest souvent plantĂ©s â dans un sens comme dans lâautre. Par exemple, lâĂ©chec des Google Glass est un cas typique dâemballement mĂ©diatique autour dâune innovation futuriste.Â
Personnellement, je ne vois que ça pour remplacer lâiPhone. Je suis intimement convaincu quâApple rĂ©ussira lĂ oĂč Google a Ă©chouĂ©.
Câest aussi ça que je trouve cool dans le fait dâavoir dix ans dâexistence. Tu peux voir lĂ oĂč tu tâes emballĂ© et lĂ oĂč tu as eu âraisonâ. Comme on est plutoÌt un journal d'intellos, je dirais qu'on a peu de chances de se planter dans le sens oĂč on pose avant tout des questions. Et puis, la prospective ce nâest pas du tout une science â encore moins une science divinatoire.
Sans oublier que lâerreur fait bien entendu partie aussi du jeu. Câest mĂȘme une composante essentielle de lâexercice intellectuel de prĂ©diction [note : un sujet que jâai traitĂ© dans la 3Ăšme Ă©dition de Black Swans Collection].
Et ça donne aussi des pistes intĂ©ressantes pour la suite. Entre 2012 et 2015, on a fait partie de cet emballement mĂ©diatique optimiste autour de l'eÌconomie collaborative. On avait vraiment envie de croire quâInternet allait tous nous reÌunir et nous permettre de mutualiser l'utilisation de produits comme une perceuse ou une bagnole. Bon laÌ dessus, on sâest bien plantĂ©s (rires). LâeÌconomie collaborative est treÌs rapidement devenue l'eÌconomie des plateformes et le terme d'ubeÌrisation a Ă©tĂ© treÌs bien choisi. Ce n'est dâailleurs pas un hasard s'il a eÌteÌ prononceÌ pour la premieÌre fois par le chef des publicitaires du monde entier, Maurice LĂ©vy. Pour en revenir Ă ce quâon disait, je ne te cache pas quâon est en train de pas mal sâinterroger autour de la diffusion dâUsbek & Rica. Les espaces-temps ont Ă©tĂ© tellement deÌformeÌs par la situation actuelle quâon en vient mĂȘme Ă se demander si on va rester trimestriel. Avec le coronavirus, un trimestre donne lâimpression dâĂȘtre un sieÌcle aujourd'hui. En tant que journaliste, je rĂȘverais de passer au format mensuel. Mais câest un dĂ©sir qui doit ĂȘtre confrontĂ© Ă la rĂ©alitĂ© du terrain et au pragmatisme de l'entrepreneuriat. Reste quâavoir un site nous enlĂšve cette frustration de ne pas pouvoir publier aussi souvent quâon le voudrait. En gros, le site Usbek & Rica traite de l'actu du futur et du futur dans l'actu. Le magazine trimestriel nous permet de faire du temps long : câest Ă la fois du raffinage de notre contenu web et une opportunitĂ© de prendre de la hauteur sur nos sujets.
Dâailleurs, jâimagine que toi-mĂȘme tu lis beaucoup au quotidien. Peux-tu nous en dire plus sur tes habitudes de lecture ? Par exemple, es-tu branchĂ© science-fiction et anticipation ?
Alors c'est le moment de passer aux aveux (rires). Non, je ne suis pas un grand lecteur de SF. HonnĂȘtement, la science-fiction ça me fait chier. Je mâĂ©tais mis en tĂȘte de profiter du confinement pour enfin lire Fondation d'Asimov. Alors jâai essayĂ©, et franchement ça mâa fait chier. Je prĂ©fĂšre largement l'anticipation, avec des auteurs comme Houellebecq â sans doute l'auteur le plus meÌconnu de France sur le volet anticipation. Sinon j'appartiens aÌ ma geÌneÌration, donc je lis Le Monde et L'Ăquipe dont on dira sans doute plus tard que leur traitement du confinement a eÌteÌ une prouesse. Un numeÌro par jour alors qu'il y avait plus aucun eÌveÌnement sportif, avec du temps long, de lâhistoire, de la politique : je trouve ça incroyable d'avoir reÌussi aÌ faire ça ! Et comme ils ont des treÌs bons journalistes, il y a chez eux de vrais passionneÌs qui savent Ă©crire Ă la perfection. Franchement, ils sâen sont super bien tireÌ ! ApreÌs, jâai envie de te reÌpondre par un deÌtour. Je discutais avec un ami sociologue qui s'appelle Denis Maillard et qui a Ă©crit Une ColeÌre Française, un livre aÌ propos des gilets jaunes. On parlait rĂ©cemment au tĂ©lĂ©phone du fait que ceux qui ont envahi l'espace public, ce sont les scientifiques. Aujourdâhui, la science dure a pris le dessus sur la science molle. Pendant le confinement, 95% des experts reçus aÌ la TV Ă©taient soit meÌdecins, soit eÌpideÌmiologistes, soit biologistes. Quelle place pour des disciplines comme la sociologie intuitive dans tout ça ? Alors forcĂ©ment, c'est trĂšs dur de faire un vrai travail de sociologue sans pouvoir aller dans la rue et sentir l'ambiance mais quand mĂȘme⊠! Pour moi, un des bienfaits du dĂ©confinement, ça va eÌtre de pouvoir Ă nouveau humer l'air du temps. Câest quelque chose que jâaime beaucoup, humer lâair du temps. J'apprends bien plus en discutant avec des gens ou en les interviewant quâen lisant. Je suis une vraie Ă©ponge, mĂȘme si jâaime aussi beaucoup lire. Je suis plutĂŽt geÌneÌraliste et traditionnel dans mes lectures de fictions, avec du Michel Houellebecq, Emmanuel CarreÌre ou Jay McInerney. Je lis pas mal dâessais aussi. Cette anneÌe, je me suis beaucoup intĂ©ressĂ© Ă L'Archipel Français de JĂ©rĂŽme Fourquet. ApreÌs, je suis treÌs marqueÌ politiquement : je suis un reÌpublicain laiÌc et rationaliste. Les idĂ©es de gens comme Steven Pinker sur le progreÌs, ça me parle. Je me nourris aussi beaucoup de lectures sur le monde du vivant, sur la biodiversiteÌ : ça m'inteÌresse au plus haut point. Pour finir, j'ai deÌcouvert un mĂ©dia qui sâappelle Le Grand Continent et qui mâa fait beaucoup de bien pendant le confinement.
Je ne connaissais pas du tout, je regarderai ça. AprĂšs je lis Ă©normĂ©ment en anglais et trĂšs peu en français, donc câest peut-ĂȘtre pour ça (rires).
Pour le coup, moi câest lâinverse : je lis exclusivement en français. Mon niveau dâanglais est digne de celui de Jacques Chirac (rires).
Toi qui aimes l'anticipation, jâai une question qui devrait te plaire. Avec lâavĂšnement des rĂ©seaux sociaux, les âfilter bubblesâ, lâĂ©lection de Trump et plus rĂ©cemment le traitement du coronavirus, les mĂ©dias ont souvent Ă©tĂ© pointĂ©s du doigt ces dix derniĂšres annĂ©es. Alors selon toi, il ressemble Ă quoi l'avenir des meÌdias ?
Pendant le coronavirus, il s'est passeÌ un truc qui est passeÌ sous le radar câest la cessation de paiement de Presstalis. Chez Usbek & Rica, ça fait longtemps qu'on veut sortir des kiosques. Tout d'abord parce qu'on se fait financieÌrement arnaquer, et aussi parce que c'est un systeÌme de production qui est effrayant en plus dâĂȘtre compleÌtement absurde. Pour vendre 12 000 exemplaires, on doit en produire 25 000. Donc la moitiĂ© part Ă la poubelle, car cela couÌte eÌvidemment moins cher de deÌtruire ta production que de la stocker. Il y a donc une premiĂšre reÌflexion qui se pose aujourd'hui sur la question du flux et du stock. On est pris dans cette espeÌce de spirale qui consiste aÌ arroser un marcheÌ en espeÌrant qu'il y aura des retombeÌes. Donc pour moi, un avenir souhaitable pour la presse serait de produire un pour vendre un. Avec Usbek & Rica, un de nos plus gros enjeux va ĂȘtre de fournir notre magazine laÌ ouÌ il aura le plus de chances d'eÌtre lu : dans les gares, les hoÌtels, les festivals ou les bibliotheÌques. Le kiosque, câest vraiment une relique du passeÌ sous assistance respiratoire financieÌre. Pendant le confinement, des journaux comme Le Monde ont fait moins de revenus tirĂ©s de la publicitĂ© mais ont gagnĂ© de nouveaux abonnĂ©s. Donc il y a ce vrai dĂ©sir dâaccĂšs Ă lâinformation sur lequel il faut miser. Avant le coronavirus, on avait une moyenne entre 400 000 et 500 000 visiteurs par mois. Depuis le confinement, on a doubleÌ nos chiffres mais ce n'est pas ça qui nous rapporte de l'argent. La meilleure reÌussite en termes d'entrepreneuriat de presse en France, c'est Mediapart. Ăa a beau ĂȘtre un journal que je combats politiquement, Ă la fois parce que je ne suis jamais d'accord avec eux et aussi parce que je trouve qu'ils font beaucoup de mal, ils ont trouvĂ© la martingale au niveau de leur business model. Ce n'est jamais sain d'avoir un meÌdia gourou avec un propheÌte aÌ sa teÌte, et je serais curieux de voir ce que deviendrait MeÌdiapart sans Edwy Plenel Ă sa tĂȘte. AprĂšs, tu parlais des filter bubbles : notre hantise chez Usbek & Rica, câest de ne parler quâĂ ceux qui sont d'accord avec nous. Donc la question, c'est de savoir comment crever cette bulle pour aller toucher un public qui nâest pas forcĂ©ment toujours d'accord avec ce que tu dis, ainsi que des personnes qui ne savent pas quâon existe mais pourraient nous apprĂ©cier. En vrai, je pense que les gens aiment le journalisme et la presse, mais quâil est de bon ton de dire l'inverse. Pour moi, c'est de l'amour deÌçu. Par exemple, on anime des ateliers participatifs avec Usbek & Rica. Ăa sâappelle La Gazette du Futur et ça consiste Ă produire un mini journal de A Ă Z en deux heures, avec une eÌquipe d'une quinzaine de personnes. Ăa tient en quelques pages, avec un eÌdito, un reportage ou une interview, des illustrations, des brĂšves. Câest des ateliers destinĂ©s au grand public, Ă des collaborateurs d'entreprises, et on propose mĂȘme ça Ă des enfants. Et ce quâon voit Ă chaque fois, câest que tout le monde adore ça ! Au fond, c'est comme la politique en France : tout le monde dĂ©teste mais il y a quand mĂȘme eu 900 000 candidats aux municipales si tu additionnes toutes les listes. Seulement voilĂ , les gens adorent deÌtester et deÌtestent adorer. Peut-eÌtre que je suis compleÌtement aÌ la ramasse en disant ça mais je ne crois sinceÌrement que le journalisme a toujours quelque chose de magique, et ce pour bien plus de personnes quâon ne pourrait penser.Â
Personnellement, j'ai vraiment une relation d'amour-haine avec les mĂ©dias. Avec un grand amour pour certains journalistes et une vraie haine envers ceux qui ruinent cette belle industrie. Ce que j'ai tendance aÌ regretter dans le secteur, c'est cette impression quâil y a une pression Ă traiter un sujet sous absolument toutes ses coutures. Tu sens parfois que certains angles choisis sont uniquement destinĂ©s Ă gĂ©nĂ©rer du conflit. Et bien sĂ»r : tu en as plein dâautres qui, Ă mes yeux, ne servent vraiment Ă rien. Ăa mâarrive souvent de me demander : est-ce quâon a besoin de ça ? Est-ce que le monde ne vivrait pas mieux si certains mĂ©dias arrĂȘtaient de sâobstiner Ă Ă©crire sur certains sujets pour le simple fait dâĂ©crire dessus ?
Chez Usbek & Rica, on a cette phobie de faire comme tout le monde. On est capables de renoncer Ă un sujet juste parce quâil a bien eÌteÌ traiteÌ par un confreÌre. Et aÌ l'inverse, câest dĂ©jĂ arrivĂ© quâon nous imite et on a trouvĂ© ça deÌgueulasse. AprĂšs, il ne faut pas oublier quâil y a de trĂšs belles choses qui ont Ă©tĂ© créées ces dix derniĂšres annĂ©es. Par exemple, je suis trĂšs admiratif dâĂric Fottorino qui est vraiment un grand patron de presse. Que ce soit Le 1 ou America, tout ce quâil touche câest de la grande qualitĂ© !
Ăa me fait penser Ă une tendance assez folle dans le milieu de la presse anglo-saxonne, ce sont ces journalistes stars qui se lancent dans lâentrepreneuriat ou le venture capital. Il y a notamment eu Katherine Boyle passĂ©e du Washington Post au fonds General Catalyst, Michael Moritz devenu un partner historique de Sequoia aprĂšs avoir Ă©tĂ© journaliste pour le Times, et plus rĂ©cemment Josh Constine de TechCrunch. Il y a aussi lâexemple de Hamish McKenzie qui Ă©tait journaliste indĂ©pendant, puis a fait du contenu chez Tesla avant de fonder Substack â la plateforme que jâutilise pour cette newsletter et qui est dâailleurs trĂšs prisĂ©e par dâanciens journalistes qui y ont lancĂ© une publication payante. Tout ça me donne lâimpression que dans le monde anglo-saxon, les frontiĂšres sont de plus en plus poreuses entre le journalisme et le monde de lâentrepreneuriat au sens large. As-tu le sentiment de voir une tendance similaire se dessiner en France ?
Pour moi, les mĂ©dias sont un secteur vraiment Ă©lastique dans lequel on ne cesse dâexpĂ©rimenter. Par exemple, tu as des boĂźtes comme My Little Paris qui sont entre le mouvement et le mĂ©dia. Pareil pour Soon Soon Soon, qui sont Ă mi-chemin entre le mĂ©dia et le bureau de tendances. AprĂšs, tu as des entreprises qui se lancent dans lâĂ©dito, comme Microsoft qui a fait Regards sur le NumĂ©rique pendant dix ans. CĂŽtĂ© entrepreneuriat, tu as notamment lâexemple de Mathieu Gallet qui a fondĂ© Majelan. En tout cas, ça ne me surprend pas du tout ce que tu dis sur ces journalistes devenus VC.
En soi, il nây a rien dâĂ©tonnant. Il y a clairement des atomes crochus entre les deux univers, que ce soit au niveau de la profondeur de rĂ©flexion, et bien sĂ»r de lâapproche du rĂ©seau. Les ponts ne sont pas aussi obscurs quâils en ont lâair, bien au contraire.
MĂȘme ce que tu fais toi au final. Ta newsletter, ça peut se dĂ©finir comme un mĂ©dia.
Oui, câest vrai. Plumes With Attitude a dĂ©marrĂ© comme un side-project mais aujourdâhui je vois ça comme un petit mĂ©dia personnel et indĂ©pendant. MĂȘme si ça reste Ă mon Ă©chelle et toutes proportions gardĂ©es, jâai des enjeux trĂšs similaires Ă ceux dâun titre de presse. Je dois faire face Ă des problĂ©matiques de distribution, faire des choix de ligne Ă©ditoriale et explorer des pistes de monĂ©tisation â notamment avec le lancement rĂ©cent dâun produit payant, Black Swans Collection.
Clairement ! Quand tu prends par exemple The Family qui est l'incubateur de rĂ©fĂ©rence en France, tu retrouves une certaine Ă©manation quand tu vas sur leur site ou que tu regardes une vidĂ©o Koudetat. Pareil pour lâagence Fabernovel qui produit des Ă©tudes poussĂ©es. Donc effectivement, tu as vraiment une question de frontieÌres qui disparaissent entre ce qui est aujourdâhui un mĂ©dia et ce qui ne lâest pas. Quand on produit nous-mĂȘmes des eÌtudes pour des entreprises avec Usbek & Rica, on pense direct meÌdia. On a des rĂ©flexions sur le rythme, la mise en relief, le format. Il y a aussi tout ce cĂŽtĂ© entertainment en soi.
Pour moi, cette recherche de lâentertainment Ă tout prix est justement lâun des problĂšmes avec les mĂ©dias aujourdâhui. MĂȘme si en soi, ça reste un enjeu logique avec la bataille de lâattention sur Internet. Dâailleurs, ça me fait penser Ă une thĂ©orie que jâadore : le âNetflix Value Testâ par Kyle Hall (interviewĂ© dans PWA #2). Quand tu produis du contenu en ligne aujourdâhui, tu nâes pas seulement face Ă ce que fait ton concurrent. Non, tu es en concurrence avec un Ă©pisode de Rick & Morty, un podcast, une vidĂ©o de cuisine ou tout ce que tu peux trouver sur Internet. Et je trouve sa thĂ©orie juste brillante : elle illustre Ă quel point les enjeux de crĂ©ation de valeur sont Ă©levĂ©s aujourdâhui.
En fait, c'est tout le probleÌme du terme âcontentâ Ă lâĂšre dâInternet. De notre cĂŽtĂ©, on est restĂ©s assez classiques dans notre approche. Notre valeur centrale reste lâĂ©crit, mĂȘme si on a un podcast et quâon fait un peu de vidĂ©o. Il y a quelques mois, on a sorti un numeÌro sur l'avenir de la litteÌrature et de la lecture. Et on avait Ă©tĂ© trĂšs inspirĂ©s par ce constat de Jonathan Franzen qui disait quâil ne pouvait plus Ă©crire de la mĂȘme maniĂšre depuis que Twitter existe, comparĂ© Ă ce quâil pouvait produire avant les rĂ©seaux sociaux. Et sur ce point de vue, il a totalement raison.
Il y a clairement une façon d'eÌcrire sur Internet qui sâest imposĂ©e, avec bien sĂ»r de nombreuses dĂ©rives auxquelles je suis le premier Ă mâopposer. Personnellement, je prĂ©fĂšre lâĂ©crit et le long format plutĂŽt que lâaudio et la vidĂ©o. On mâa dâailleurs souvent dit que ce format dâinterview se prĂȘterait mieux au format podcast, mais je ne cĂ©derai pas (rires). Et je trouve ça beau que vous revendiquez des racines classiques et littĂ©raires chez Usbek & Rica, tout en Ă©tant un mĂ©dia qui a vocation Ă explorer le futur.
Aujourdâhui, le mĂ©dia avec lequel on a le plus dâatomes crochus en termes de ligne Ă©ditoriale câest Ă©tonnamment Philosophie Magazine. Ils ont menĂ© de grandes rĂ©flexions sur lâĂ©cologie, la technologie et mĂȘme le transhumanisme. On se sent beaucoup plus proches dâeux que dâun Wired, qui est pourtant le navire amiral de la pensĂ©e sur le futur.
Et si tu devais recreÌer un meÌdia aujourdâhui en partant dâune feuille blanche, tu ferais quoi?
C'est marrant parce que câest une question que je pose Ă mes eÌquipes en ce moment. LĂ on est en train de prĂ©parer une nouvelle formule et je les pousse Ă rĂ©flĂ©chir comme si on n'avait jamais existeÌ, comme si on devait naĂźtre aujourdâhui en tant que mĂ©dia. Et la premiĂšre question Ă se poser, elle est autour de la ligne Ă©ditoriale. Parce quâaujourdâhui, tu ne peux plus parler du futur comme tu en parlais il y a quelques mois. Ceci dit, je pense quâil est toujours aussi important de l'explorer. Ce que je disais dans une note interne, câest quâon ne peut plus eÌtre les touristes de la prospective. Ăa fait rĂ©fĂ©rence Ă ce que disait Trotski sur les touristes de la reÌvolution en parlant de ces jeunes bourgeois un peu illumineÌs qui se sentaient rĂ©volutionnaires en faisant deux-trois manifs et en balançant des pavĂ©s sur des flics.
En soi, câĂ©tait une analyse plutĂŽt en avance sur son temps (rires).
Tout Ă fait, comme souvent avec la pensĂ©e trotskiste. En tout cas, jâestime quâon ne peut plus se poser des questions sur ce que va ĂȘtre lâamour, le sexe ou les transports en 2050. Non, lâurgence aujourdâhui câest de se demander ce que vont devenir les transports demain en situation de dĂ©confinement.
Oui, en fait le futur câest lundi. [lâinterview a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e quelques jours avant le dĂ©confinement]
Bien suÌr ! Et c'est fondamental de se le dire aujourdâhui. Enfin, si je devais crĂ©er un nouveau mĂ©dia aujourdâhui je le rendrais plus âfeel goodâ â mĂȘme si jâai horreur de ce mot. En 2012, on avait fait un article sur la bataille entre le premier et le second degreÌ. Et force est de constater que le premier degreÌ l'a emporteÌ. Mise Ă part la bande de Franck Annesse que jâadore (So Foot, So Film, Society), c'est plutoÌt les contenus solennels et seÌrieux qui ont gagnĂ©. Greta Thunberg est le reflet de notre Ă©poque : câest une fille qui ne sourit pas, qui ne cherche pas Ă ĂȘtre drĂŽle ou sympa. Son approche, câest nous faire rĂ©agir par lâinquiĂ©tude et la panique. Mais je pense que dans une peÌriode aussi anxiogeÌne oĂč on peut trouver de nombreux signes annonciateurs de la fin des temps, jâai vraiment cette envie personnelle de crĂ©er un mĂ©dia plus âsympaâ.Â
Ăa rejoint ce que disait rĂ©cemment Charlie Brooker, le creÌateur de Black Mirror. Il ne veut pas travailler sur de nouveaux Ă©pisodes parce quâil estime quâon nâa vraiment pas besoin de ça en ce moment. Ton analyse de la victoire du premier degrĂ© me fait penser Ă la montĂ©e de la âcancel/call-out cultureâ et de ses dĂ©rives. Jâavais Ă©tĂ© particuliĂšrement choquĂ© en dĂ©cembre dernier quand J.K. Rowling a eu son nom sali suite Ă un tweet. Elle sâopposait au licenciement dâune chercheuse dont le propos avait Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© comme transphobe [note : cette derniĂšre a depuis Ă©tĂ© condamnĂ©e]. Alors câest vrai que le sujet en question est trĂšs complexe aujourdâhui et quâelle nâaurait sans doute pas dĂ» se lancer dans cette polĂ©mique. Mais je trouve que la dĂ©marche de vouloir âannulerâ une femme aussi respectable, dont lâĆuvre a beaucoup apportĂ© au monde sur plusieurs gĂ©nĂ©rations, câest juste aberrant. En un tweet, on passe aux oubliettes toutes les idĂ©es progressistes dâHarry Potter, on traite J.K. Rowling de transphobe et on parle mĂȘme de âsĂ©parer lâĆuvre de son auteurâ. Donc oui, le premier degrĂ© a plus que gagnĂ© selon moi. Et je trouve que ses dĂ©rives peuvent ĂȘtre trĂšs dangereuses.
Ăa me fait beaucoup penser Ă un passage du CĆur de l'Angleterre, par Jonathan Coe. Dans le livre, une prof de fac se fait accuser dâĂȘtre transphobe suite Ă une vanne certes maladroite mais pas du tout intentionnelle. Elle a donc droit Ă un procĂšs stalinien digne de La Plaisanterie de Kundera ou de La Tache de Philip Roth. Et dans un contexte de Brexit avec cette lutte entre le politiquement correct et le populisme, Jonathan Coe a vraiment su mettre le doigt sur un problĂšme. Câest pas son meilleur livre mais je te le conseille.
Je vais vraiment devoir mây mettre alors parce que tu nâes pas le premier Ă me lâavoir recommandĂ©. Laetitia Vitaud lâavait dĂ©jĂ mentionnĂ© dans son interview (voir PWA #3). Pour finir, je voudrais te poser quelques questions pour aider les plumes de lâaudience. Câest quoi selon toi les bonnes et les mauvaises pratiques des journalistes freelances aujourdâhui â notamment dans leur façon dâapprocher des rĂ©dactions comme celle dâUsbek & Rica ?Â
Chez nous, il y a un premier tri trĂšs simple entre ceux qui ont compris qui on est et ceux qui ont cru comprendre qui on est. AprĂšs, il faut vraiment savoir bien Ă©crire. Ăa peut paraĂźtre eÌvident, mais câest un avis plus partagĂ© quâil en a lâair dans le milieu. Chez Usbek & Rica, on est toujours dans cette recherche de la quadrature du cercle entre l'ultra-seÌrieux, le cool, le cĂŽtĂ© treÌs ancreÌ dans une science particulieÌre, et aussi lâapproche pluridisciplinaire. Pour moi, un bon pigiste doit ĂȘtre capable de faire ce grand Ă©cart entre la bonne humeur et le seÌrieux. Ce que je recommande toujours, câest dâĂ©crire au premier degreÌ et demi.
Câest une excellente illustration ! Je vois trĂšs bien ce que tu veux dire par lĂ , et je trouve que câest un conseil trĂšs sous-estimĂ© aujourdâhui.
Je trouve que le vrai grand deÌfaut de la geÌneÌration de pigistes entre 25 et 35 ans, c'est qu'ils eÌcrivent tous sur les meÌmes trucs, et aussi en eÌcriture inclusive â ce qui, moi vivant, ne sera jamais le cas dans Usbek & Rica. Le problĂšme, câest que beaucoup se croient originaux en proposant un eÌnieÌme sujet sur le genre ou sur la grande culpabiliteÌ humaine qui va nous mener au deÌsastre aÌ venir. Ils sont dâailleurs assez nombreux Ă ĂȘtre influenceÌs voire lobotomisĂ©s par les collapsologues. Ils ont laisseÌ l'esprit de seÌrieux influencer leur manieÌre de penser, et donc leur plume. Ce que tu disais sur J.K Rowling me fait penser Ă White, le dernier essai de Bret Easton Ellis que jâai beaucoup aimĂ©.
Câest celui qui parle de gĂ©nĂ©ration âpussyâ ?
Exactement. Lui est dâautant plus crĂ©dible que câest un cinquantenaire gay trĂšs transgressif dans ses Ă©crits. Il vit avec un jeune mec qui est vraiment la caricature du millennial : trĂšs politiquement correct et presque au bord de la deÌpression suite Ă l'eÌlection de Trump. Dans son essai, il rejette la faute sur cette gauche amĂ©ricaine blanche et pudibonde. Ce quâil leur reproche, câest justement dâavoir laissĂ© Trump eÌtre eÌlu et quâaÌ force de deÌfendre en permanence les minoriteÌs et de pleurer aÌ chaque fois qu'il y a un probleÌme, ils ont laisseÌ le populisme gagner. Alors c'est un essai qui n'a rien de scientifique, mais qui est trĂšs vivifiant d'un point de vue intellectuel. Et je trouve quâaujourd'hui, le grand deÌfaut de la jeune geÌneÌration de pigistes c'est d'avoir peur du regard de leurs pairs. Mais c'est quelque chose qu'on remarque aussi chez les illustrateurs, qui peuvent aussi trĂšs facilement se soumettre aÌ la bonne penseÌe, au bon trait. Pour moi, les meilleurs sont ceux qui osent dire des trucs qui, potentiellement, les laisseront confronteÌs aÌ la critique.
Jâavoue que lâunivers visuel dâUsbek & Rica est vraiment un Ă©lĂ©ment distinctif. Jâai Ă©tĂ© bluffĂ© plus dâune fois par le choix de vos illustrations souvent atypiques pour illustrer certains sujets.
Câest vraiment lieÌ Ă JĂ©rĂŽme Ruskin, qui est un fan absolu et aussi un grand spĂ©cialiste dâillustrations. Et donc, nos DA ont toujours eÌteÌ des gens hyper⊠snobs (rires).
Je comprends totalement (rires). En vrai, je trouve que câest vraiment important dâĂȘtre snob dans un mĂ©tier crĂ©a.
Mais oui ! Et si j'avais un message aÌ faire passer, câest quâon est toujours plus heureux quand on est libre et quâon ne se sent pas dĂ©pendant du regard de ses pairs.
D'ailleurs, tu parles des pairs et je vais finir par ça. On a l'impression que maintenant, tout le monde peut eÌcrire sur Internet. Et en soi, câest le cas. Mais penses-tu que tout le monde peut eÌcrire pour la presse aujourd'hui ? En dâautres termes, est-il toujours nĂ©cessaire de faire une Ă©cole de journalisme ?
J'ai compleÌtement changĂ© dâavis sur le sujet. Au deÌbut, je disais que ce n'eÌtait pas du tout important de sortir d'une eÌcole de journalisme et qu'on s'en foutait. Moi meÌme, je nâen ai pas fait une. Mais je dois reconnaĂźtre quâil y a quand meÌme une technique, un savoir faire Ă maĂźtriser, et que si tu rĂ©ussis sans sortir dâune Ă©cole, câest un pur hasard. AprĂšs j'aimerais pouvoir dire que c'est pas grave, quâon s'en fout. Mais dans les faits, c'est quand meÌme plus compliqueÌ.
Et pour ceux qui n'en ont pas fait une, tu as des références pour se former sur le tas ?
En vrai, je pense que c'est pour ça que lâĂ©cole des Mots par Elise Nebout (interviewĂ©e dans PWA #7) marche aussi bien. Pour moi, câest fondamental de sortir de la penseÌe acadĂ©mique française qui dit que lâĂ©criture crĂ©ative câest rĂ©servĂ© aux AmĂ©ricains, et donc quâon ne peut pas avoir ça chez nous. Je suis assez pote avec Philippe Robinet, le directeur de Calmann-LeÌvy, qui est un garçon treÌs eÌtonnant et treÌs libre dans sa manieÌre d'aborder les choses. Il y a quelques annĂ©es, il a fondĂ© une structure qui sâappelle Le Labo des Histoires et qui consiste aÌ faire eÌcrire des colleÌgiens aÌ la manieÌre de ce qui est enseigneÌ dans les facs ameÌricaines. Et franchement, son truc deÌchire ! J'ai eÌteÌ appeleÌ aÌ eÌtre intervenant avec des groupes de colleÌgiens pour leur faire Ă©crire des journaux et j'ai adoreÌ faire ça. AprĂšs, lâĂ©criture câest aussi et bien sĂ»r une affaire personnelle. Moi par exemple je suis hyper snob.
Lâinverse mâaurait Ă©tonnĂ© (rires).Â
TouchĂ© ! (rires) En vrai, je suis ultra sensible aÌ la qualiteÌ d'eÌcriture, aÌ la bonne virgule, aÌ la musicalitĂ©, au rythme, aÌ lâaccroche, au meÌlange entre l'anecdote deÌbile et la reÌfeÌrence de fond. Ăa va sĂ»rement en faire hurler certains, mais mon maiÌtre en eÌcriture c'est Philippe Val. Quand il eÌtait reÌdacteur en chef de Charlie Hebdo dans les annĂ©es 2000, il arrivait aÌ pondre des eÌditos de 7500 signes qui eÌtaient de vrais meÌlanges entre culture populaire et trĂšs grosses rĂ©fĂ©rences. Et mon reÌve câest ça : c'est de reÌussir Ă mĂ©langer Aya Nakamura et Zygmunt Bauman dans un mĂȘme article. Et moi je crois vachement à ça. Je crois vraiment au mainstream de qualiteÌ. SincĂšrement.
Et bien, ce sera le mot de la fin. Tu es le nouveau dĂ©tenteur â et de loin â de la plus longue interview dans Plumes With Attitude. Alors un grand bravo et un immense merci Ă toi Thierry. CâĂ©tait vraiment gĂ©nial !
5 auteurs avec qui repenser le futur selon Thierry :
Aldous Huxley : âParce quâon y revient toujours, et que tout reste juste.â
Montesquieu : âParce que Usbek, parce que Rica.â
Michel Houellebecq : âParce que câest drĂŽle, impitoyable et visionnaire.â
Emmanuel CarrĂšre : âParce que je rĂȘverais dâĂ©crire comme lui.â
Siri Hustvedt : âParce quâelle est snob, Ă©rudite et dâune sophistication qui mâallume le cerveau.â
đŁÂ MEANWHILE⊠Lâactu des lecteurs
Ădition spĂ©ciale oblige, on passe directement Ă vos projets du moment. Ăcrivez-moi pour mâen parler et apparaĂźtre dans la prochaine Ă©dition : benjamin.perrin.pro@gmail.com
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Olivier mâa fait dĂ©couvrir les Soignantrepreneurs.
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Ulysse lance lui aussi sa newsletter personnelle : The Rookie VC.
DERNIĂRE CHOSEâŠ
Il y a quelques jours, je suis passĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du micro pour une interview sur lâĂ©criture, la passion economy et (forcĂ©ment !) les newsletters. Verdict cette semaine !
Dâici la prochaine Ă©dition, prenez soin de vous !
May the words be with you,
Benjamin
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