Le futur a bien changé. Pour tous les Français, c’était lundi dernier.
Depuis la fin du confinement, la vie a repris son cours. Différemment. Pour beaucoup de gens, le retour à la liberté a été marqué par de belles retrouvailles, de bons moments, et un grand soulagement. Pour d’autres, c’est l’heure de panser les blessures du confinement, prendre un nouvel envol, ou faire le bilan.
Pour notre invité, c’est l’occasion de pouvoir de nouveau humer l’air du temps. Cette année, cela fait dix ans que Thierry Keller explore le futur avec Usbek & Rica. Mais avec le coronavirus, son sujet de prédilection a vécu sa grande révolution. Car aujourd’hui, on ne peut plus parler du futur de la même façon.
Alors à mon tour de courber l’espace-temps, le temps d’une newsletter. Cette publication spéciale fera la part belle à notre discussion, retranscrite en une vingtaine de minutes de lecture : un record ! Quant aux sections habituelles, elles reviendront dès la prochaine édition.
Et parce que Plumes With Attitude est aussi un média, j’ai mes propres questionnements autour de l’évolution de son format. Alors si vous avez le moindre retour à me faire, n’hésitez pas : benjamin.perrin.pro@gmail.com
En vous souhaitant une excellente lecture,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Thierry Keller (Usbek & Rica)
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées d’une véritable plume “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir et l’honneur de recevoir Thierry Keller qui est le directeur des rédactions de mon magazine francophone préféré : Usbek & Rica. Assurez-vous d’avoir un peu de temps devant vous, parce que cette retranscription d’interview est la plus longue — et sans doute la plus riche — depuis la création de la newsletter.
Bonjour Thierry et un grand merci pour avoir répondu à l’invitation ! Il y a dix ans, tu rejoignais Usbek & Rica au tout début du lancement du média. Et si tu commençais par nous raconter l’histoire derrière les débuts de cette collaboration ?
J'ai rencontré Jérôme [Ruskin] par une connaissance commune. C’était un jeune diplômé très idéaliste qui, à peine sorti d’école, voulait fonder une revue et cherchait un rédacteur de chef. À l’époque, ça faisait deux ans que je travaillais avec un ami sur le scénario d’une série politique. J’étais enfermé dans un projet dont je ne voyais pas le bout. Au final, la série n’a jamais été produite mais mon pote a fini par faire Baron Noir. Avant ça, j’avais été rédac’ chef de Pote à Pote : mensuel militant de SOS Racisme sur le féminisme et les discriminations en banlieue, puis du mouvement Ni Putes Ni Soumises, et enfin de TOC qui était un magazine plus branché et générationnel. Je ne me décrirais pas comme un pur journaliste, mais plutôt comme un animateur d’équipe et un éditorialiste. Ce qui m’a beaucoup plu chez Jérôme, c’est que j’ai retrouvé des pulsions et convictions qui avaient animé mon début de carrière. C’est quelqu’un avec qui je me serais bien vu monter un projet ou faire de la politique ensemble si on avait eu le même âge au même moment. Malgré nos douze années d’écart, ça m'a intéressé d'aller plus loin avec lui dans la redéfinition de certaines utopies — quoique je trouve le terme un peu galvaudé aujourd’hui. On avait des obsessions communes, lui en tant que jeune entrepreneur et moi en tant qu’ancien militant défroqué cherchant à défricher de nouvelles idées. On a fini par s'entendre autour d'une ligne éditoriale qui avait pour vocation de réexplorer des engagements, des utopies et une nouvelle approche plus intentionnelle du futur. Et avec le nom d’Usbek & Rica tiré du nom des deux personnages des Lettres Persanes de Montesquieu, il y avait aussi cette idée de revisiter des grandes thématiques de la philosophie des Lumières comme le progrès ou la vertu.
Aujourd'hui, tu es directeur des rédactions. Je suppose que ça inclut le magazine trimestriel, le site, le Tribunal des Générations Futures, et aussi votre dernier né Usbek & Rica Business Review. Peux-tu nous décrire comment ton poste a évolué au fil des années ?
Mon rôle a évolué avec la redéfinition du business model d’Usbek & Rica. Parce qu’évidemment, l’idéalisme entrepreneurial des débuts a eu droit à son revers de la médaille. Au bout de quatre numéros, on s'est rendus compte qu'on n'était pas viables économiquement. À l’époque, le magazine faisait 200 pages et coûtait 15 euros en librairie. Et comme Jérôme était un patron de presse très attaché à l’idée de bien payer ses employés, on avait une structure de coûts énorme et il fallait vendre plusieurs dizaine de milliers d'exemplaires pour être à l'équilibre. C'était le moment où la revue XXI avait pris toute l’industrie par surprise et où on parlait beaucoup du renouveau de la presse. Le problème avec Usbek & Rica, c’est qu’on avait un positionnement très quadragénaires CSP+ avec un prix élevé et une distribution en librairies, tout en ayant une ligne éditoriale qui attirait plus les jeunes. Il y avait donc une mauvaise adéquation entre notre produit et nos clients. Heureusement, c’est dans ce moment de panique qu’on a trouvé notre modèle économique. De plus en plus d’entreprises nous contactaient pour nous dire qu’elles étaient elles aussi en pleine interrogation sur le futur. Et elles voulaient qu’on crée pour elles ce qu’on faisait pour nos lecteurs. C’est à partir de là qu’on a commencé à développer une offre BtoB.
En gros, vous leur proposez un accompagnement éditorial ?
Exactement. Ça a commencé avec des entreprises comme Danone, SFR ou EDF sur des thématiques de développement durable, de civilisation digitale et de “smart city”. On a travaillé avec des décideurs qui s'interrogeaient sur l’avenir de leur secteur, qui avaient besoin d’inspirer leurs collaborateurs ou de communiquer sur ces sujets à l'extérieur. Pour nous, ça a été une vraie sortie de crise. On s’est ensuite posés beaucoup de questions pour adapter notre offre et on a réussi à développer de vraies expertises en interne sur des verticales comme l’urbanisme ou l’énergie par exemple. Bilan des courses : je me suis mis à vraiment m'intéresser au monde de l'entreprise alors que je m’en étais toujours méfié — ne serait-ce que parce mon père m’avait si longtemps poussé à faire une école de commerce. Et puis, je me suis rendu compte que les boîtes étaient remplies des gens normaux (rires). Par exemple, je me souviendrai toujours de ce Directeur de la Communication chez BNP qui nous avait dit qu’il voyait son rôle comme celui de rédacteur en chef du groupe. Et là je m'étais dit que ce mec avait le même métier que moi, avec les mêmes problématiques. Et ça m’avait marqué. À partir de là, l’enjeu pour nous était de comprendre comment on pouvait accompagner des entreprises du mieux possible, le tout sans nous renier, courir après le cachet ou faire de la mauvaise comm’. De mon côté, j’ai beaucoup travaillé avec Blaise Mao qui est devenu le rédacteur en chef de la revue et du site. Aujourd’hui, mon travail consiste à faire en sorte que les lignes ne soient pas antagoniques en fonction de l'interlocuteur. De fait, j'écris beaucoup moins : un édito par trimestre et plus ponctuellement des interviews de personnalités que j’aime bien.
Du coup, il ressemble à quoi ton quotidien aujourd’hui ?
Je n'ai pas de contact direct avec les journalistes au-delà de nos rapports humains entre collègues. Donc c’est avec mon rédac’ chef que je passe le plus de temps sur le volet édito. Je travaille aussi beaucoup avec nos équipes business et fais la jonction entre les deux unités. Grossièrement, mon objectif c’est de veiller à ce ne pas avoir un discours de gauche avec nos lecteurs et des idées à droite avec nos clients business. Pour finir, j’ai aussi le rôle de porte parole d’Usbek & Rica. J'interviens beaucoup en entreprise, j'anime des tables rondes et je fais des conférences sur les grands enjeux du futur.
Il y a un truc que j'aime beaucoup dans le contenu en général et que je retrouve chez Usbek & Rica, c’est le choix de la rareté. Dès le début, vous avez fait opté pour une parution trimestrielle — ce qui est peu commun dans le monde de la presse écrite. Et c’est un choix d’autant plus audacieux qu’il est naturellement plus difficile pour un magazine trimestriel de se faire un nom que pour une titre de presse hebdomadaire ou mensuel. Pourquoi avoir pris cette décision sur le volet diffusion?
Tous les choix d’Usbek & Rica partent de considérations éditoriales et non commerciales. Ce qu’on voulait, c'était prendre de la hauteur plutôt que de rester dans le flux comme tout le monde. Alors évidemment, ça peut sembler facile de dire ça quand on publie jusqu’à cinq articles par jour sur notre site. Mais pour le print, l’idée est plutôt de prendre du recul sur les sujets. Une bonne illustration chez Usbek & Rica, c’est notre rubrique “Historique ou Anecdotique ?” en début de magazine. Celle-ci consiste à prendre les faits marquants du trimestre et à se demander si tel événement va rester ou être vite oublié. D’ailleurs, on s’est souvent plantés — dans un sens comme dans l’autre. Par exemple, l’échec des Google Glass est un cas typique d’emballement médiatique autour d’une innovation futuriste.
Personnellement, je ne vois que ça pour remplacer l’iPhone. Je suis intimement convaincu qu’Apple réussira là où Google a échoué.
C’est aussi ça que je trouve cool dans le fait d’avoir dix ans d’existence. Tu peux voir là où tu t’es emballé et là où tu as eu “raison”. Comme on est plutôt un journal d'intellos, je dirais qu'on a peu de chances de se planter dans le sens où on pose avant tout des questions. Et puis, la prospective ce n’est pas du tout une science — encore moins une science divinatoire.
Sans oublier que l’erreur fait bien entendu partie aussi du jeu. C’est même une composante essentielle de l’exercice intellectuel de prédiction [note : un sujet que j’ai traité dans la 3ème édition de Black Swans Collection].
Et ça donne aussi des pistes intéressantes pour la suite. Entre 2012 et 2015, on a fait partie de cet emballement médiatique optimiste autour de l'économie collaborative. On avait vraiment envie de croire qu’Internet allait tous nous réunir et nous permettre de mutualiser l'utilisation de produits comme une perceuse ou une bagnole. Bon là dessus, on s’est bien plantés (rires). L’économie collaborative est très rapidement devenue l'économie des plateformes et le terme d'ubérisation a été très bien choisi. Ce n'est d’ailleurs pas un hasard s'il a été prononcé pour la première fois par le chef des publicitaires du monde entier, Maurice Lévy. Pour en revenir à ce qu’on disait, je ne te cache pas qu’on est en train de pas mal s’interroger autour de la diffusion d’Usbek & Rica. Les espaces-temps ont été tellement déformés par la situation actuelle qu’on en vient même à se demander si on va rester trimestriel. Avec le coronavirus, un trimestre donne l’impression d’être un siècle aujourd'hui. En tant que journaliste, je rêverais de passer au format mensuel. Mais c’est un désir qui doit être confronté à la réalité du terrain et au pragmatisme de l'entrepreneuriat. Reste qu’avoir un site nous enlève cette frustration de ne pas pouvoir publier aussi souvent qu’on le voudrait. En gros, le site Usbek & Rica traite de l'actu du futur et du futur dans l'actu. Le magazine trimestriel nous permet de faire du temps long : c’est à la fois du raffinage de notre contenu web et une opportunité de prendre de la hauteur sur nos sujets.
D’ailleurs, j’imagine que toi-même tu lis beaucoup au quotidien. Peux-tu nous en dire plus sur tes habitudes de lecture ? Par exemple, es-tu branché science-fiction et anticipation ?
Alors c'est le moment de passer aux aveux (rires). Non, je ne suis pas un grand lecteur de SF. Honnêtement, la science-fiction ça me fait chier. Je m’étais mis en tête de profiter du confinement pour enfin lire Fondation d'Asimov. Alors j’ai essayé, et franchement ça m’a fait chier. Je préfère largement l'anticipation, avec des auteurs comme Houellebecq — sans doute l'auteur le plus méconnu de France sur le volet anticipation. Sinon j'appartiens à ma génération, donc je lis Le Monde et L'Équipe dont on dira sans doute plus tard que leur traitement du confinement a été une prouesse. Un numéro par jour alors qu'il y avait plus aucun évènement sportif, avec du temps long, de l’histoire, de la politique : je trouve ça incroyable d'avoir réussi à faire ça ! Et comme ils ont des très bons journalistes, il y a chez eux de vrais passionnés qui savent écrire à la perfection. Franchement, ils s’en sont super bien tiré ! Après, j’ai envie de te répondre par un détour. Je discutais avec un ami sociologue qui s'appelle Denis Maillard et qui a écrit Une Colère Française, un livre à propos des gilets jaunes. On parlait récemment au téléphone du fait que ceux qui ont envahi l'espace public, ce sont les scientifiques. Aujourd’hui, la science dure a pris le dessus sur la science molle. Pendant le confinement, 95% des experts reçus à la TV étaient soit médecins, soit épidémiologistes, soit biologistes. Quelle place pour des disciplines comme la sociologie intuitive dans tout ça ? Alors forcément, c'est très dur de faire un vrai travail de sociologue sans pouvoir aller dans la rue et sentir l'ambiance mais quand même… ! Pour moi, un des bienfaits du déconfinement, ça va être de pouvoir à nouveau humer l'air du temps. C’est quelque chose que j’aime beaucoup, humer l’air du temps. J'apprends bien plus en discutant avec des gens ou en les interviewant qu’en lisant. Je suis une vraie éponge, même si j’aime aussi beaucoup lire. Je suis plutôt généraliste et traditionnel dans mes lectures de fictions, avec du Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère ou Jay McInerney. Je lis pas mal d’essais aussi. Cette année, je me suis beaucoup intéressé à L'Archipel Français de Jérôme Fourquet. Après, je suis très marqué politiquement : je suis un républicain laïc et rationaliste. Les idées de gens comme Steven Pinker sur le progrès, ça me parle. Je me nourris aussi beaucoup de lectures sur le monde du vivant, sur la biodiversité : ça m'intéresse au plus haut point. Pour finir, j'ai découvert un média qui s’appelle Le Grand Continent et qui m’a fait beaucoup de bien pendant le confinement.
Je ne connaissais pas du tout, je regarderai ça. Après je lis énormément en anglais et très peu en français, donc c’est peut-être pour ça (rires).
Pour le coup, moi c’est l’inverse : je lis exclusivement en français. Mon niveau d’anglais est digne de celui de Jacques Chirac (rires).
Toi qui aimes l'anticipation, j’ai une question qui devrait te plaire. Avec l’avènement des réseaux sociaux, les “filter bubbles”, l’élection de Trump et plus récemment le traitement du coronavirus, les médias ont souvent été pointés du doigt ces dix dernières années. Alors selon toi, il ressemble à quoi l'avenir des médias ?
Pendant le coronavirus, il s'est passé un truc qui est passé sous le radar c’est la cessation de paiement de Presstalis. Chez Usbek & Rica, ça fait longtemps qu'on veut sortir des kiosques. Tout d'abord parce qu'on se fait financièrement arnaquer, et aussi parce que c'est un système de production qui est effrayant en plus d’être complètement absurde. Pour vendre 12 000 exemplaires, on doit en produire 25 000. Donc la moitié part à la poubelle, car cela coûte évidemment moins cher de détruire ta production que de la stocker. Il y a donc une première réflexion qui se pose aujourd'hui sur la question du flux et du stock. On est pris dans cette espèce de spirale qui consiste à arroser un marché en espérant qu'il y aura des retombées. Donc pour moi, un avenir souhaitable pour la presse serait de produire un pour vendre un. Avec Usbek & Rica, un de nos plus gros enjeux va être de fournir notre magazine là où il aura le plus de chances d'être lu : dans les gares, les hôtels, les festivals ou les bibliothèques. Le kiosque, c’est vraiment une relique du passé sous assistance respiratoire financière. Pendant le confinement, des journaux comme Le Monde ont fait moins de revenus tirés de la publicité mais ont gagné de nouveaux abonnés. Donc il y a ce vrai désir d’accès à l’information sur lequel il faut miser. Avant le coronavirus, on avait une moyenne entre 400 000 et 500 000 visiteurs par mois. Depuis le confinement, on a doublé nos chiffres mais ce n'est pas ça qui nous rapporte de l'argent. La meilleure réussite en termes d'entrepreneuriat de presse en France, c'est Mediapart. Ça a beau être un journal que je combats politiquement, à la fois parce que je ne suis jamais d'accord avec eux et aussi parce que je trouve qu'ils font beaucoup de mal, ils ont trouvé la martingale au niveau de leur business model. Ce n'est jamais sain d'avoir un média gourou avec un prophète à sa tête, et je serais curieux de voir ce que deviendrait Médiapart sans Edwy Plenel à sa tête. Après, tu parlais des filter bubbles : notre hantise chez Usbek & Rica, c’est de ne parler qu’à ceux qui sont d'accord avec nous. Donc la question, c'est de savoir comment crever cette bulle pour aller toucher un public qui n’est pas forcément toujours d'accord avec ce que tu dis, ainsi que des personnes qui ne savent pas qu’on existe mais pourraient nous apprécier. En vrai, je pense que les gens aiment le journalisme et la presse, mais qu’il est de bon ton de dire l'inverse. Pour moi, c'est de l'amour déçu. Par exemple, on anime des ateliers participatifs avec Usbek & Rica. Ça s’appelle La Gazette du Futur et ça consiste à produire un mini journal de A à Z en deux heures, avec une équipe d'une quinzaine de personnes. Ça tient en quelques pages, avec un édito, un reportage ou une interview, des illustrations, des brèves. C’est des ateliers destinés au grand public, à des collaborateurs d'entreprises, et on propose même ça à des enfants. Et ce qu’on voit à chaque fois, c’est que tout le monde adore ça ! Au fond, c'est comme la politique en France : tout le monde déteste mais il y a quand même eu 900 000 candidats aux municipales si tu additionnes toutes les listes. Seulement voilà, les gens adorent détester et détestent adorer. Peut-être que je suis complètement à la ramasse en disant ça mais je ne crois sincèrement que le journalisme a toujours quelque chose de magique, et ce pour bien plus de personnes qu’on ne pourrait penser.
Personnellement, j'ai vraiment une relation d'amour-haine avec les médias. Avec un grand amour pour certains journalistes et une vraie haine envers ceux qui ruinent cette belle industrie. Ce que j'ai tendance à regretter dans le secteur, c'est cette impression qu’il y a une pression à traiter un sujet sous absolument toutes ses coutures. Tu sens parfois que certains angles choisis sont uniquement destinés à générer du conflit. Et bien sûr : tu en as plein d’autres qui, à mes yeux, ne servent vraiment à rien. Ça m’arrive souvent de me demander : est-ce qu’on a besoin de ça ? Est-ce que le monde ne vivrait pas mieux si certains médias arrêtaient de s’obstiner à écrire sur certains sujets pour le simple fait d’écrire dessus ?
Chez Usbek & Rica, on a cette phobie de faire comme tout le monde. On est capables de renoncer à un sujet juste parce qu’il a bien été traité par un confrère. Et à l'inverse, c’est déjà arrivé qu’on nous imite et on a trouvé ça dégueulasse. Après, il ne faut pas oublier qu’il y a de très belles choses qui ont été créées ces dix dernières années. Par exemple, je suis très admiratif d’Éric Fottorino qui est vraiment un grand patron de presse. Que ce soit Le 1 ou America, tout ce qu’il touche c’est de la grande qualité !
Ça me fait penser à une tendance assez folle dans le milieu de la presse anglo-saxonne, ce sont ces journalistes stars qui se lancent dans l’entrepreneuriat ou le venture capital. Il y a notamment eu Katherine Boyle passée du Washington Post au fonds General Catalyst, Michael Moritz devenu un partner historique de Sequoia après avoir été journaliste pour le Times, et plus récemment Josh Constine de TechCrunch. Il y a aussi l’exemple de Hamish McKenzie qui était journaliste indépendant, puis a fait du contenu chez Tesla avant de fonder Substack — la plateforme que j’utilise pour cette newsletter et qui est d’ailleurs très prisée par d’anciens journalistes qui y ont lancé une publication payante. Tout ça me donne l’impression que dans le monde anglo-saxon, les frontières sont de plus en plus poreuses entre le journalisme et le monde de l’entrepreneuriat au sens large. As-tu le sentiment de voir une tendance similaire se dessiner en France ?
Pour moi, les médias sont un secteur vraiment élastique dans lequel on ne cesse d’expérimenter. Par exemple, tu as des boîtes comme My Little Paris qui sont entre le mouvement et le média. Pareil pour Soon Soon Soon, qui sont à mi-chemin entre le média et le bureau de tendances. Après, tu as des entreprises qui se lancent dans l’édito, comme Microsoft qui a fait Regards sur le Numérique pendant dix ans. Côté entrepreneuriat, tu as notamment l’exemple de Mathieu Gallet qui a fondé Majelan. En tout cas, ça ne me surprend pas du tout ce que tu dis sur ces journalistes devenus VC.
En soi, il n’y a rien d’étonnant. Il y a clairement des atomes crochus entre les deux univers, que ce soit au niveau de la profondeur de réflexion, et bien sûr de l’approche du réseau. Les ponts ne sont pas aussi obscurs qu’ils en ont l’air, bien au contraire.
Même ce que tu fais toi au final. Ta newsletter, ça peut se définir comme un média.
Oui, c’est vrai. Plumes With Attitude a démarré comme un side-project mais aujourd’hui je vois ça comme un petit média personnel et indépendant. Même si ça reste à mon échelle et toutes proportions gardées, j’ai des enjeux très similaires à ceux d’un titre de presse. Je dois faire face à des problématiques de distribution, faire des choix de ligne éditoriale et explorer des pistes de monétisation — notamment avec le lancement récent d’un produit payant, Black Swans Collection.
Clairement ! Quand tu prends par exemple The Family qui est l'incubateur de référence en France, tu retrouves une certaine émanation quand tu vas sur leur site ou que tu regardes une vidéo Koudetat. Pareil pour l’agence Fabernovel qui produit des études poussées. Donc effectivement, tu as vraiment une question de frontières qui disparaissent entre ce qui est aujourd’hui un média et ce qui ne l’est pas. Quand on produit nous-mêmes des études pour des entreprises avec Usbek & Rica, on pense direct média. On a des réflexions sur le rythme, la mise en relief, le format. Il y a aussi tout ce côté entertainment en soi.
Pour moi, cette recherche de l’entertainment à tout prix est justement l’un des problèmes avec les médias aujourd’hui. Même si en soi, ça reste un enjeu logique avec la bataille de l’attention sur Internet. D’ailleurs, ça me fait penser à une théorie que j’adore : le “Netflix Value Test” par Kyle Hall (interviewé dans PWA #2). Quand tu produis du contenu en ligne aujourd’hui, tu n’es pas seulement face à ce que fait ton concurrent. Non, tu es en concurrence avec un épisode de Rick & Morty, un podcast, une vidéo de cuisine ou tout ce que tu peux trouver sur Internet. Et je trouve sa théorie juste brillante : elle illustre à quel point les enjeux de création de valeur sont élevés aujourd’hui.
En fait, c'est tout le problème du terme “content” à l’ère d’Internet. De notre côté, on est restés assez classiques dans notre approche. Notre valeur centrale reste l’écrit, même si on a un podcast et qu’on fait un peu de vidéo. Il y a quelques mois, on a sorti un numéro sur l'avenir de la littérature et de la lecture. Et on avait été très inspirés par ce constat de Jonathan Franzen qui disait qu’il ne pouvait plus écrire de la même manière depuis que Twitter existe, comparé à ce qu’il pouvait produire avant les réseaux sociaux. Et sur ce point de vue, il a totalement raison.
Il y a clairement une façon d'écrire sur Internet qui s’est imposée, avec bien sûr de nombreuses dérives auxquelles je suis le premier à m’opposer. Personnellement, je préfère l’écrit et le long format plutôt que l’audio et la vidéo. On m’a d’ailleurs souvent dit que ce format d’interview se prêterait mieux au format podcast, mais je ne céderai pas (rires). Et je trouve ça beau que vous revendiquez des racines classiques et littéraires chez Usbek & Rica, tout en étant un média qui a vocation à explorer le futur.
Aujourd’hui, le média avec lequel on a le plus d’atomes crochus en termes de ligne éditoriale c’est étonnamment Philosophie Magazine. Ils ont mené de grandes réflexions sur l’écologie, la technologie et même le transhumanisme. On se sent beaucoup plus proches d’eux que d’un Wired, qui est pourtant le navire amiral de la pensée sur le futur.
Et si tu devais recréer un média aujourd’hui en partant d’une feuille blanche, tu ferais quoi?
C'est marrant parce que c’est une question que je pose à mes équipes en ce moment. Là on est en train de préparer une nouvelle formule et je les pousse à réfléchir comme si on n'avait jamais existé, comme si on devait naître aujourd’hui en tant que média. Et la première question à se poser, elle est autour de la ligne éditoriale. Parce qu’aujourd’hui, tu ne peux plus parler du futur comme tu en parlais il y a quelques mois. Ceci dit, je pense qu’il est toujours aussi important de l'explorer. Ce que je disais dans une note interne, c’est qu’on ne peut plus être les touristes de la prospective. Ça fait référence à ce que disait Trotski sur les touristes de la révolution en parlant de ces jeunes bourgeois un peu illuminés qui se sentaient révolutionnaires en faisant deux-trois manifs et en balançant des pavés sur des flics.
En soi, c’était une analyse plutôt en avance sur son temps (rires).
Tout à fait, comme souvent avec la pensée trotskiste. En tout cas, j’estime qu’on ne peut plus se poser des questions sur ce que va être l’amour, le sexe ou les transports en 2050. Non, l’urgence aujourd’hui c’est de se demander ce que vont devenir les transports demain en situation de déconfinement.
Oui, en fait le futur c’est lundi. [l’interview a été réalisée quelques jours avant le déconfinement]
Bien sûr ! Et c'est fondamental de se le dire aujourd’hui. Enfin, si je devais créer un nouveau média aujourd’hui je le rendrais plus “feel good” — même si j’ai horreur de ce mot. En 2012, on avait fait un article sur la bataille entre le premier et le second degré. Et force est de constater que le premier degré l'a emporté. Mise à part la bande de Franck Annesse que j’adore (So Foot, So Film, Society), c'est plutôt les contenus solennels et sérieux qui ont gagné. Greta Thunberg est le reflet de notre époque : c’est une fille qui ne sourit pas, qui ne cherche pas à être drôle ou sympa. Son approche, c’est nous faire réagir par l’inquiétude et la panique. Mais je pense que dans une période aussi anxiogène où on peut trouver de nombreux signes annonciateurs de la fin des temps, j’ai vraiment cette envie personnelle de créer un média plus “sympa”.
Ça rejoint ce que disait récemment Charlie Brooker, le créateur de Black Mirror. Il ne veut pas travailler sur de nouveaux épisodes parce qu’il estime qu’on n’a vraiment pas besoin de ça en ce moment. Ton analyse de la victoire du premier degré me fait penser à la montée de la “cancel/call-out culture” et de ses dérives. J’avais été particulièrement choqué en décembre dernier quand J.K. Rowling a eu son nom sali suite à un tweet. Elle s’opposait au licenciement d’une chercheuse dont le propos avait été interprété comme transphobe [note : cette dernière a depuis été condamnée]. Alors c’est vrai que le sujet en question est très complexe aujourd’hui et qu’elle n’aurait sans doute pas dû se lancer dans cette polémique. Mais je trouve que la démarche de vouloir “annuler” une femme aussi respectable, dont l’œuvre a beaucoup apporté au monde sur plusieurs générations, c’est juste aberrant. En un tweet, on passe aux oubliettes toutes les idées progressistes d’Harry Potter, on traite J.K. Rowling de transphobe et on parle même de “séparer l’œuvre de son auteur”. Donc oui, le premier degré a plus que gagné selon moi. Et je trouve que ses dérives peuvent être très dangereuses.
Ça me fait beaucoup penser à un passage du Cœur de l'Angleterre, par Jonathan Coe. Dans le livre, une prof de fac se fait accuser d’être transphobe suite à une vanne certes maladroite mais pas du tout intentionnelle. Elle a donc droit à un procès stalinien digne de La Plaisanterie de Kundera ou de La Tache de Philip Roth. Et dans un contexte de Brexit avec cette lutte entre le politiquement correct et le populisme, Jonathan Coe a vraiment su mettre le doigt sur un problème. C’est pas son meilleur livre mais je te le conseille.
Je vais vraiment devoir m’y mettre alors parce que tu n’es pas le premier à me l’avoir recommandé. Laetitia Vitaud l’avait déjà mentionné dans son interview (voir PWA #3). Pour finir, je voudrais te poser quelques questions pour aider les plumes de l’audience. C’est quoi selon toi les bonnes et les mauvaises pratiques des journalistes freelances aujourd’hui — notamment dans leur façon d’approcher des rédactions comme celle d’Usbek & Rica ?
Chez nous, il y a un premier tri très simple entre ceux qui ont compris qui on est et ceux qui ont cru comprendre qui on est. Après, il faut vraiment savoir bien écrire. Ça peut paraître évident, mais c’est un avis plus partagé qu’il en a l’air dans le milieu. Chez Usbek & Rica, on est toujours dans cette recherche de la quadrature du cercle entre l'ultra-sérieux, le cool, le côté très ancré dans une science particulière, et aussi l’approche pluridisciplinaire. Pour moi, un bon pigiste doit être capable de faire ce grand écart entre la bonne humeur et le sérieux. Ce que je recommande toujours, c’est d’écrire au premier degré et demi.
C’est une excellente illustration ! Je vois très bien ce que tu veux dire par là, et je trouve que c’est un conseil très sous-estimé aujourd’hui.
Je trouve que le vrai grand défaut de la génération de pigistes entre 25 et 35 ans, c'est qu'ils écrivent tous sur les mêmes trucs, et aussi en écriture inclusive — ce qui, moi vivant, ne sera jamais le cas dans Usbek & Rica. Le problème, c’est que beaucoup se croient originaux en proposant un énième sujet sur le genre ou sur la grande culpabilité humaine qui va nous mener au désastre à venir. Ils sont d’ailleurs assez nombreux à être influencés voire lobotomisés par les collapsologues. Ils ont laissé l'esprit de sérieux influencer leur manière de penser, et donc leur plume. Ce que tu disais sur J.K Rowling me fait penser à White, le dernier essai de Bret Easton Ellis que j’ai beaucoup aimé.
C’est celui qui parle de génération “pussy” ?
Exactement. Lui est d’autant plus crédible que c’est un cinquantenaire gay très transgressif dans ses écrits. Il vit avec un jeune mec qui est vraiment la caricature du millennial : très politiquement correct et presque au bord de la dépression suite à l'élection de Trump. Dans son essai, il rejette la faute sur cette gauche américaine blanche et pudibonde. Ce qu’il leur reproche, c’est justement d’avoir laissé Trump être élu et qu’à force de défendre en permanence les minorités et de pleurer à chaque fois qu'il y a un problème, ils ont laissé le populisme gagner. Alors c'est un essai qui n'a rien de scientifique, mais qui est très vivifiant d'un point de vue intellectuel. Et je trouve qu’aujourd'hui, le grand défaut de la jeune génération de pigistes c'est d'avoir peur du regard de leurs pairs. Mais c'est quelque chose qu'on remarque aussi chez les illustrateurs, qui peuvent aussi très facilement se soumettre à la bonne pensée, au bon trait. Pour moi, les meilleurs sont ceux qui osent dire des trucs qui, potentiellement, les laisseront confrontés à la critique.
J’avoue que l’univers visuel d’Usbek & Rica est vraiment un élément distinctif. J’ai été bluffé plus d’une fois par le choix de vos illustrations souvent atypiques pour illustrer certains sujets.
C’est vraiment lié à Jérôme Ruskin, qui est un fan absolu et aussi un grand spécialiste d’illustrations. Et donc, nos DA ont toujours été des gens hyper… snobs (rires).
Je comprends totalement (rires). En vrai, je trouve que c’est vraiment important d’être snob dans un métier créa.
Mais oui ! Et si j'avais un message à faire passer, c’est qu’on est toujours plus heureux quand on est libre et qu’on ne se sent pas dépendant du regard de ses pairs.
D'ailleurs, tu parles des pairs et je vais finir par ça. On a l'impression que maintenant, tout le monde peut écrire sur Internet. Et en soi, c’est le cas. Mais penses-tu que tout le monde peut écrire pour la presse aujourd'hui ? En d’autres termes, est-il toujours nécessaire de faire une école de journalisme ?
J'ai complètement changé d’avis sur le sujet. Au début, je disais que ce n'était pas du tout important de sortir d'une école de journalisme et qu'on s'en foutait. Moi même, je n’en ai pas fait une. Mais je dois reconnaître qu’il y a quand même une technique, un savoir faire à maîtriser, et que si tu réussis sans sortir d’une école, c’est un pur hasard. Après j'aimerais pouvoir dire que c'est pas grave, qu’on s'en fout. Mais dans les faits, c'est quand même plus compliqué.
Et pour ceux qui n'en ont pas fait une, tu as des références pour se former sur le tas ?
En vrai, je pense que c'est pour ça que l’école des Mots par Elise Nebout (interviewée dans PWA #7) marche aussi bien. Pour moi, c’est fondamental de sortir de la pensée académique française qui dit que l’écriture créative c’est réservé aux Américains, et donc qu’on ne peut pas avoir ça chez nous. Je suis assez pote avec Philippe Robinet, le directeur de Calmann-Lévy, qui est un garçon très étonnant et très libre dans sa manière d'aborder les choses. Il y a quelques années, il a fondé une structure qui s’appelle Le Labo des Histoires et qui consiste à faire écrire des collégiens à la manière de ce qui est enseigné dans les facs américaines. Et franchement, son truc déchire ! J'ai été appelé à être intervenant avec des groupes de collégiens pour leur faire écrire des journaux et j'ai adoré faire ça. Après, l’écriture c’est aussi et bien sûr une affaire personnelle. Moi par exemple je suis hyper snob.
L’inverse m’aurait étonné (rires).
Touché ! (rires) En vrai, je suis ultra sensible à la qualité d'écriture, à la bonne virgule, à la musicalité, au rythme, à l’accroche, au mélange entre l'anecdote débile et la référence de fond. Ça va sûrement en faire hurler certains, mais mon maître en écriture c'est Philippe Val. Quand il était rédacteur en chef de Charlie Hebdo dans les années 2000, il arrivait à pondre des éditos de 7500 signes qui étaient de vrais mélanges entre culture populaire et très grosses références. Et mon rêve c’est ça : c'est de réussir à mélanger Aya Nakamura et Zygmunt Bauman dans un même article. Et moi je crois vachement à ça. Je crois vraiment au mainstream de qualité. Sincèrement.
Et bien, ce sera le mot de la fin. Tu es le nouveau détenteur — et de loin — de la plus longue interview dans Plumes With Attitude. Alors un grand bravo et un immense merci à toi Thierry. C’était vraiment génial !
5 auteurs avec qui repenser le futur selon Thierry :
Aldous Huxley : “Parce qu’on y revient toujours, et que tout reste juste.”
Montesquieu : “Parce que Usbek, parce que Rica.”
Michel Houellebecq : “Parce que c’est drôle, impitoyable et visionnaire.”
Emmanuel Carrère : “Parce que je rêverais d’écrire comme lui.”
Siri Hustvedt : “Parce qu’elle est snob, érudite et d’une sophistication qui m’allume le cerveau.”
🗣 MEANWHILE… L’actu des lecteurs
Édition spéciale oblige, on passe directement à vos projets du moment. Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro@gmail.com
François-Xavier nous raconte sa belle aventure chez LiveMentor.
Marion nous aide à prendre soin de notre mental.
Vlad nous invite à redécouvrir le monde… depuis notre canapé.
Anne-Laure lance un cours de création de contenu original.
Kara vient de créer sa newsletter pour faciliter le repat’ en Afrique.
Chloé nous propose sa critique de la série Apple, The Morning Show.
Olivier m’a fait découvrir les Soignantrepreneurs.
Noémie s’est faite interviewer… par Noémie.
Ulysse lance lui aussi sa newsletter personnelle : The Rookie VC.
DERNIÈRE CHOSE…
Il y a quelques jours, je suis passé de l’autre côté du micro pour une interview sur l’écriture, la passion economy et (forcément !) les newsletters. Verdict cette semaine !
D’ici la prochaine édition, prenez soin de vous !
May the words be with you,
Benjamin
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