Il y a tout juste un mois, je comparais la newsletter à un refuge face à un quotidien incertain. En mai, elle n’aura pas tant été une bouée de sauvetage qu’un radeau qui prend l’eau. Au point de sortir avec quelques jours de retard sur mon calendrier initial. Et de me laisser aller à réfléchir à mon besoin prochain d’une pause estivale. Mais c’est une éventualité que je laisse en suspens pour l’instant.
Car pour l’heure, il y a beaucoup à dire sur la conversation qui suit. L’interview du jour m’aura de nouveau permis de parler à la fois d’un thème et d’un format que je n’avais encore jamais abordés ici auparavant. Mais surtout, celle-ci nous invite à interroger certaines de nos croyances sur ce qui est souvent présenté comme l’un de nos plus grands enjeux de société.
Je parle ici de notre Grande Cause Nationale : la santé mentale. Mais alors que le terme est entré dans le langage courant en quelques années et que sa formule a tout pour faire l’unanimité, de quoi parle-t-on vraiment ? Quelles personnes interroger pour rendre compte de ses réalités ? Comment recueillir et accueillir les témoignages des premiers concernés ? Je vous propose d’y réfléchir avec notre nouvel invité.
Bonne lecture à vous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Mickaël Worms-Ehrminger
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées de véritables plumes “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Mickaël Worms-Ehrminger, qui est docteur en santé publique et recherche clinique, enseignant, auteur et co-créateur du podcast Les Maux Bleus. C’est une interview où on parle de santé mentale, mais surtout de troubles psychiques. Et vous verrez que ces deux termes sont loin d’être synonymes, malgré de nombreuses confusions dans leur traitement médiatique.
Hello Mickaël et merci beaucoup d’avoir répondu à l’invitation. Je suis ravi de te recevoir peu de temps après le quatrième anniversaire des Maux Bleus. En quatre ans, c’est un podcast qui est devenu une référence sur les témoignages autour des troubles psychiques. Et comme le sujet de la santé mentale s’est imposé dans le débat public ces dernières années, j’imagine que le contexte de son lancement était très différent d’aujourd’hui. J’aimerais donc commencer cette interview en te demandant : qu’est-ce qui t’a amené à créer ce projet ?
On a sorti le premier épisode des Maux Bleus en avril 2021, au beau milieu du troisième couvre-feu. À l’époque, on commençait à entendre de plus en plus parler de santé mentale, mais il ne se passait pas grand-chose en termes de décisions politiques. De mon côté, je venais de soutenir ma thèse en santé publique [en décembre 2020] et j'avais envie de transmettre au-delà du monde académique. J’avais déjà fait de la médiation scientifique auprès de lycéens pendant mes études et j’avais adoré ça.
C’était surtout une période où je ne me sentais vraiment pas bien. J'étais en pleine phase d'anorexie restrictive et je ne faisais même pas cinquante kilos au moment de ma soutenance de thèse. Juste après Noël, ça a évolué en boulimie puis en hyperphagie, ce qui a entraîné une forte prise de poids, avec tout ce que tu peux imaginer derrière en termes de souffrances psychiques. Sauf qu’à l’époque, je n’avais pas encore vraiment pris conscience de tout ça.
J’aurais aimé que quelqu’un me dise précisément ce que j'avais, que d’autres personnes en souffraient elles aussi, et qu’il existe des prises en charge pour ça. D’autant plus qu’on associe la plupart du temps les troubles du comportement alimentaire à des femmes. Donc là non-plus, je ne m’y retrouvais pas. Ça m’aurait beaucoup aidé d’entendre un témoignage d’homme sur le sujet.
Et alors que je cherchais à me lancer dans un nouveau projet après ma thèse, l’idée de créer un média autour des troubles psychiques a commencé à faire son chemin. C’est ce qui m’a amené à me mettre en quête des témoignages que je n’avais pas eus à l’époque, à la fois sur le vécu de la maladie, la prise en charge, et bien sûr le rétablissement. Mon idée de départ, c’était de donner de l’espoir aux personnes concernées, sans pour autant occulter les difficultés, les rechutes, mais aussi les inégalités en matière d’accès aux soins et de soutien de l’entourage.
Tu évoques le rétablissement, qui a un sens particulier pour les maladies chroniques — auxquelles appartiennent les troubles psychiques. Comment peut-on le qualifier pour les personnes concernées ?
Le rétablissement, c'est en quelque sorte une reprise de pouvoir sur sa maladie. C’est toute la nuance entre vivre avec un trouble psychique et le subir au quotidien. Ça commence par une phase d’acceptation du diagnostic, qui peut être très longue et difficile. Je ne suis d’ailleurs pas toujours à l’aise avec l’idée qu’un médecin puisse parfois mettre très vite un nom sur une maladie qui, sauf avancée scientifique majeure, nous suivra toute notre vie. Il y a un risque d’essentialisation assez important. D’autant plus que les personnes vivant avec un trouble psychique sévère sont encore déconsidérées dans notre société.
Là où la notion de rétablissement diffère d’autres maladies chroniques, c’est qu’il n’y a pas d’indicateurs physiologiques pour l’évaluer. Si on prend l’exemple du diabète, reprendre le pouvoir sur sa maladie passe par plus de stabilité au niveau de la glycémie. C’est forcément plus difficile de mesurer objectivement que notre humeur est stable ou non quand on est concerné par un trouble bipolaire. Ceci dit, il y a quand même pas mal de points communs entre différentes maladies chroniques. Et ça passe par le fait de prendre son traitement, de suivre une thérapie, mais aussi de faire attention à son hygiène de vie. Le philosophe Georges Canguilhem disait que la maladie constitue un vrai remaniement pour l’individu. Et c’est exactement ça !
Le rétablissement, c’est un cheminement qui consiste à recouvrer son identité, son agentivité, sa citoyenneté, au-delà de sa maladie. Pour une personne concernée par un trouble psychique, c’est plus difficile qu’il n’y paraît de ne pas se résumer à un diagnostic. Bien sûr, cela va imposer certains freins et limites à ce que l’on peut faire ou non dans sa vie. Mais cela ne nous empêche pas de mener des projets, de prendre des décisions et de contribuer à la société. Le tout, en acceptant ses propres limites.
Comme tu es enseignant-chercheur, on aurait pu t’imaginer te tourner vers la vulgarisation scientifique. Mais tu as privilégié le format témoignage. Pourquoi ce choix ? Et quelles sont les différences entre les deux formats ?
La vulgarisation te demande de rester dans une forme d’objectivité. C’est un exercice dans lequel tu vas qualifier les troubles, lister les symptômes, parler des traitements, avec une démarche d’accessibilité pour le plus grand nombre. Mais ce qui m’intéresse avant tout avec Les Maux Bleus, c'est le vécu de la maladie — plus que la maladie elle-même. Et comme chaque témoignage est unique, c’est un format qui laisse toute sa place au récit personnel et à la subjectivité de l’individu, ce qu’on ne retrouve pas dans un format de vulgarisation pure.
Et surtout, j’avais envie de laisser la parole aux personnes concernées. Pendant très longtemps, la médecine a abordé la maladie mentale par le prisme d’un nombre de cases cochées sur une échelle en fonction des symptômes, puis en réaction à un traitement et à des consultations plus ou moins espacées… et ça s'arrêtait là. Sauf qu’entre deux séances avec un psy, il y a la vie.
Imagine que tu suis une cinquantaine de personnes qui ont le même score sur l’échelle qui permet de qualifier une dépression en psychiatrie. Cela n’empêche que chacune aura son propre vécu de la maladie. Certaines réussiront à aller travailler, d’autres n’arriveront pas à sortir de leur lit. Certaines resteront en couple, d’autres auront du mal à s’occuper de leurs enfants. Chaque personne traverse ce moment dans un contexte et avec des ressources qui lui sont propres.
Et c’est cet entre-deux qui m’intéresse avec les Maux Bleus. C’est pour ça que le podcast fait la part belle aux témoignages longs — entre quarante-cinq minutes et plus d’une heure de discussion. Ça permet à chaque personne de prendre le temps de mettre ses mots sur son histoire, sur sa maladie, et sur tout ce qu’elle a envie de partager. J’aime à dire que notre podcast est une forme de pair-aidance parasociale.
J’imagine que recueillir ces témoignages doit nécessiter beaucoup de prudence et de précautions. Peux-tu me raconter comment se passent les phases de sélection des invités et de préparation des épisode ?
Tout d’abord, il n’y a pas d’appel à témoignages. On ne va pas aller chercher les personnes, ce sont elles qui viennent à nous. J’accorde beaucoup d’importance à l’autodétermination, avec cette idée que les invités sont avant tout motivés par le message qu’ils veulent faire passer. Ceci dit, je dois m’assurer que les personnes intéressées sont pleinement conscientes de la démarche et de ses implications. Car si écouter Les Maux Bleus peut donner envie de témoigner à son tour, ce ne sont pas les bonnes raisons qui manquent pour ne pas le faire. Il peut y avoir des conséquences à l’échelle de sa vie, que ce soit vis-à-vis de sa famille, de son travail, ou de traumas passés. C’est pourquoi je prends vraiment le temps de connaître le vécu et le contexte des personnes avant de les recevoir ou non dans le podcast.
Ça débouche sur des discussions qui peuvent durer des semaines voire plusieurs mois. Je les encourage à peser le pour et le contre, à en parler à leurs proches, et même à leur psychiatre ou psychologue. J’ai mis en place une pratique pour les aider à se décider. C’est de leur demander d’écrire une page sur ce qu’elles ont envie de dire et pourquoi elles y tiennent. Il y a une sorte de “sélection” qui se fait tout de suite à ce niveau, entre les personnes qui veulent témoigner mais ne savent pas forcément ce qu’elles auraient envie de dire, celles qui n’arrivent pas encore à relier tous les éléments entre eux, ou encore celles qui se rendent compte qu’elles ne sont pas prêtes.
Quant au contenu des discussions, je n’ai pas envie de biaiser mes invités dans une direction ou une autre. C’est pourquoi il n’y a pas de trame d’entretien prédéfinie. Chaque personne est libre de parler de son vécu sans tabou. Cela donne des témoignages précieux pour des auditeurs qui traversent des difficultés similaires, mais aussi pour des professionnels de santé qui vont entendre des éléments auxquels ils n’ont pas toujours accès en consultation. Un psychiatre m’a dit un jour qu’il a entendu dans le podcast des choses que des patients ne lui avaient jamais confiées en trente ans de métier. En soi, ça n’a rien de surprenant. Une consultation en psychiatrie va souvent être courte et concentrée sur plusieurs sujets médicaux : l’évolution des symptômes, le fonctionnement du traitement, les éventuels effets secondaires, mais rarement sur l’expérience profonde.
Cela peut aussi être dû à une certaine auto-censure de la part des patients. Au-delà des effets secondaires, il y a des sujets jugés accessoires qu’on ne va pas oser aborder. Je vais te donner un exemple tiré de ma vie personnelle. Je devais prendre un médicament qui avait un goût que je trouvais écœurant. La seule perspective de devoir le prendre en me levant me donnait envie de vomir dès le matin. Forcément, ça peut jouer sur le fait d’oublier de prendre son traitement voire de faire l’impasse dessus quand on n’arrive plus à se forcer. J’ai mis du temps avant de reconnaître qu’il y avait là un vrai sujet. Au bout du compte, j’ai fini par en parler à ma psychiatre, qui a précisé sur l’ordonnance de me le dispenser en gélule plutôt qu’en comprimé. Et ça a tout changé ! Autant dire que ça a été un immense soulagement. Mais encore fallait-il trouver le sujet suffisamment légitime pour oser en parler en consultation.
Pour en revenir à ta question, il faut savoir que tous les épisodes des Maux Bleus sont enregistrés en présentiel. Je mets un point d'honneur à ce que chaque rencontre soit en face à face. Au-delà de proposer un cadre rassurant et chaleureux pour les témoignages, ça me permet de mieux m’adapter à la personne au fur et à mesure de l’enregistrement. Je lui rappelle que ce n’est pas du direct, qu’il y aura du montage derrière, et donc qu’elle a tout à fait le droit de se reprendre, de faire des pauses, mais aussi d’arrêter à tout moment. Ceci dit, ça n’est encore jamais arrivé sur une soixantaine d’épisodes enregistrés.
Comme tes invités sont amenés à parler de sujets très personnels voire douloureux, j’imagine qu’il y a un suivi après les témoignages ?
On a développé une approche qui prend le contrepied de ce que font la plupart des grands médias classiques. Quand tu es retenu pour un témoignage chez Brut ou Konbini, on t’appelle souvent le matin pour un rendez-vous l’après-midi. Ça dure quelques minutes pendant lesquelles tu dévoiles certains des détails les plus intimes de ta vie, après quoi on te renvoie dans la nature et tu n’auras souvent plus jamais de nouvelles. Autant dire que ça peut être une expérience très déroutante voire bouleversante. En ce moment, j’ai justement un projet de recherche en cours avec deux autres chercheuses sur le recueil de témoignages de troubles psychiques par des journalistes, afin d’élaborer des recommandations et bonnes pratiques.
Du côté des Maux Bleus, j’ai pour habitude de proposer un café, un verre ou une balade une fois l’enregistrement terminé. Aussi, j’envoie toujours un message le soir-même aux personnes pour leur demander comment elles se sentent et si elles ont besoin de parler. Pour elles, il y a souvent un avant et un après. Et puis, je suis toujours content d’avoir de leurs nouvelles et de savoir ce qui a pu changer entre-temps dans leur vie. Je suis resté en contact avec la plupart et certains sont devenus de véritables amis. À savoir aussi qu’il y a un groupe Whatsapp avec toutes celles et ceux qui ont témoigné. Et chaque année, j’organise au moins un événement pour tous se réunir. Il y a donc une vraie dimension communautaire au projet qui s’ajoute à ma préoccupation éthique vis-à-vis des invités.
J’ai aussi noté que tu prends soin de tes auditeurs, à en juger par les fiches d’écoute que tu recommandes pour avant, pendant et après l’écoute d’un épisode. Et je précise que ça va bien au-delà du simple “trigger warning”. J’aimerais beaucoup voir cette pratique appliquée à d’autres sujets, notamment dans une démarche d’éducation aux médias. Je voudrais maintenant revenir sur le livre que tu as écrit il y a deux ans, Vivre avec un trouble de santé mentale, publié aux éditions Marabout. Ça a dû être un moment particulier pour toi, dans le sens où tu as révélé publiquement que tu étais toi aussi concerné par plusieurs troubles psychiques. Comment en es-tu venu à prendre cette décision ?
À force de recevoir des personnes venues témoigner sur leurs troubles, j’ai fini par ressentir une drôle de sensation. Je trouvais qu’il y avait une certaine asymétrie dans le fait de tenir le podcast tout en éludant mon propre cas. D’autant plus que j’avais bien conscience que les témoignages étaient à la fois bénéfiques pour des auditeurs qui se reconnaissent dans les situations décrites, mais aussi pour celles et ceux qui ont osé franchir le pas.
C’est ce qui m’a amené à vouloir rétablir l’équilibre en témoignant à mon tour sur mes troubles, leur prise en charge et mon cheminement sur la voie du rétablissement. Après, ça n’a pas non plus été une énorme révélation pour mon entourage. Mes proches et les personnes avec qui je travaille étaient déjà au courant, sans pour autant que je mette toujours de mots précis sur le diagnostic, parce que n’y vois pas d’intérêt.
L’actualité récente sur ce qu’on voit parfois appelé le “coming-out psy”, ça a été la sortie du livre du journaliste Nicolas Demorand, Intérieur Nuit, aux éditions Les Arènes. C’est un texte dans lequel l’animateur de la matinale de France Inter a révélé sa bipolarité, notamment avec une formule qui aura fait couler beaucoup d’encre : “Je suis un malade mental”. Comme je sais que tu l’as lu, je voulais te poser une question sur le sujet. Comment as-tu réagi à son contenu et à la façon dont les médias s’en sont emparés ?
Je ne pense pas être dans le public cible du livre, que j’ai d’ailleurs trouvé très court — surtout en comparaison avec tout le bruit médiatique autour de sa sortie. Forcément, je n’ai pas appris grand-chose de nouveau sur les difficultés autour de la prise en charge et du rétablissement d’une maladie comme la bipolarité. Mais j’ai trouvé ça intéressant de lire un témoignage qui montre que, même avec de l’argent et une position sociale très élevée, ça reste la galère de trouver le bon médecin, le bon traitement, la bonne thérapie. Après, il a quand même admis que ça l’a beaucoup aidé d’être l’animateur de la première matinale de France et d’avoir un psychiatre qu’il peut contacter par SMS jour et nuit.
Je l'ai également trouvé très honnête dans sa façon de raconter son expérience à France Inter. Au début du livre, il revient sur une conférence de rédaction pour préparer la journée spéciale sur la santé mentale [du 25 septembre 2024]. Il raconte comment ses collègues journalistes tenaient à trouver une personnalité publique qui serait prête à faire son coming-out psy à l’antenne, juste pour marquer le coup. Ça va sans dire que cette recherche de sensationnalisme est à des années lumières du respect qui devrait s’imposer pour le vécu des personnes concernées. Et alors qu’il fait lui-même partie de ce milieu depuis des années, j’ai été sensible au fait qu’il raconte de l’intérieur comment des sujets de santé publique peuvent être instrumentalisés par les grandes rédactions, y compris sur le service public.
Pour finir, je n’ai pas du tout été choqué par son utilisation du terme de “malade mental” pour se décrire. Moi-même, je l’utilise en cours avec mes étudiants en fac de médecine ou de psycho. Et ça ne choque personne, c’est juste un synonyme de “trouble psychique”. Alors c’est vrai que ça a longtemps été une insulte. Mais ça m’évoque surtout la façon dont les mouvements LGBT, féministes et antiracistes se sont réappropriés certains des mots qui sont utilisés contre eux pour déjouer leur caractère injurieux. Donc j’ai trouvé ça très habile de sa part.
Je trouve d’ailleurs que les critiques sur son utilisation du terme sont révélatrices de certaines contradictions dans le débat public. C’est quand même paradoxal d’encourager à la libération de la parole, mais de critiquer l’approche ou les mots employés par celles et ceux qui le font en tant que personnes concernées. Surtout que l’autodétermination est centrale dans le rétablissement psychique. Et que le choix des mots que l’on met sur son vécu fait pleinement partie de cette reprise de pouvoir sur sa vie. Si une personne veut se dire malade mentale ou folle, qui sommes-nous pour lui dire qu’elle ne devrait pas dire ça ? C’est son choix.
J’avais justement envie de t’entendre sur l’évolution du débat public. Dirais-tu que les troubles psychiques sont éclipsés par les sujets de santé mentale aujourd’hui ?
Complètement ! À force de mettre un vernis santé mentale sur tout et n’importe quoi ces dernières années, les grands médias ont largement contribué à vider le terme de son sens. Quand le moindre sujet de société est analysé par ce prisme, on a l’impression que la souffrance psychique est partout à la fois, et que la vie elle-même n’est que souffrance permanente — alors qu’il faut “imaginer Sisyphe heureux” comme écrivait Camus. Le résultat, c’est qu’on a tendance à pathologiser tout ce qui peut induire une certaine charge mentale au quotidien. Or, cela vient invisibiliser voire délégitimer les difficultés spécifiques dans le vécu des personnes concernées par un véritable trouble caractérisé. On ne peut pas mettre sur le même plan un vague-à-l’âme de quelques jours et des épisodes dépressifs majeurs, qui n’ont rien à voir en termes de sévérité et de conséquences sur le quotidien.
Le 3 juin, France Télévisions organise une soirée spéciale sur la santé mentale. Sur le communiqué de presse de l’événement, on retrouve un chiffre étonnant : 40% des jeunes de 18 à 24 ans souffriraient aujourd'hui de dépression sévère à modérée. Sauf qu’il n’y a aucune source et que je n’ai pas trouvé la moindre comparaison qui pourrait s’en approcher. Et surtout, cela voudrait dire que près d’un jeune sur deux ne serait pas dans son état de fonctionnement normal, avec de grosses difficultés pour sortir de son lit, se nourrir, se laver, avoir une vie sociale... Je ne comprends pas qu’une chaîne publique d’information puisse “vendre” son émission avec un tel chiffre sans qu’un seul journaliste de la rédaction n’ait pu le vérifier ou même le questionner.
Quand on veut connaître l’état de santé des Français, on s’intéresse généralement aux pathologies chroniques, à l’espérance de vie en bonne santé, aux dynamiques de progression de certaines maladies infectieuses ou non transmissibles... Bref, des choses tangibles. Mais aujourd’hui, quand on veut parler de l’état de la santé mentale en France — tout en disant “la santé mentale, c’est de la santé”—, on va rapporter les moindres difficultés de sommeil transitoires pour gonfler les chiffres du mal-être dans la population. D’autant plus qu’on confond tout dans ce genre de discours : symptômes, maladies, suspicions, risques, des troubles mineurs ne nécessitant aucun traitement aux troubles sévères associés à un fort handicap. Tout cela n’a aucun sens.
D’après Santé Publique France, les troubles psychiques sévères concernent aujourd’hui trois millions de Français, soit moins de 5% de la population. Mais si on prend en compte le moindre symptôme psychiatrique, on peut très facilement arriver à 100%. Il faut garder en tête que de nombreux symptômes psychiatriques sont des choses banales du quotidien : variation du sommeil, de l’appétit, de la libido… Ce n’est que quand ils forment un tout avec des composantes de chronicité, de sévérité et d’impact qu’on peut parler de pathologie.
Pour conclure cette interview, il ne me reste plus qu’à te demander : quels nouveaux discours aimerais-tu voir émerger sur ces sujets ?
Selon le dernier rapport EnCLASS de Santé Publique France [publié en avril 2024] sur le bien-être des adolescents, 86% des collégiens et 84% des lycéens se déclarent en bonne santé. Ça n’a pas empêché de grands médias de relayer l’étude en parlant de “jeunes au bord du gouffre” — d’après le titre de cet article du Point. Bien sûr, c’est essentiel d’accorder de l’attention à celles et ceux qui ne font pas partie de cette majorité. Mais ça ne va pas les aider de dire que c’est toute une génération qui est concernée. À l’heure où on parle de plus en plus de prévention en santé mentale, c’est vers celles et ceux qui se sentent bien qu’il faut se tourner pour identifier les facteurs de protection. Car les facteurs de dégradation, on les connaît relativement bien, et ce, depuis longtemps. On ne peut pas apaiser la souffrance des uns sans comprendre ce qui contribue au bien-être des autres.
Pour moi, il n’y a pas réellement de crise de santé mentale mais une crise de la psychiatrie. Le problème, c’est que le langage courant met beaucoup de choses dedans maintenant. De nombreuses situations se retrouvent médicalisées alors qu’elles ne sont en rien des pathologies. Encore une fois, on ne peut pas affirmer sérieusement que 40% des jeunes sont en dépression sévère ou modérée sur la seule base qu’ils sont nombreux à présenter une ou deux caractéristiques isolées parmi la longue liste de symptômes possibles de la maladie. Ça n’a pas empêché Catherine Vautrin et Yannick Neuder de le faire en conseil des ministres en mars dernier. Les journalistes comme les politiques doivent apprendre à faire la différence entre ce qui relève du normal et du pathologique. Un épisode dépressif n’est pas qu’une liste de symptômes, c’est un moment dans lequel une personne ne va pas réussir à fonctionner et vivre normalement.
J’aimerais aussi qu’on entende davantage parler de ce qui va bien dans la psychiatrie. Car il y a de l’espoir malgré tout le catastrophisme ambiant. La recherche avance, de nouveaux traitements et prises en charge voient le jour, on apprend des erreurs du passé, on s’inspire de modèles testés à l’étranger et d’initiatives locales prometteuses. Dès qu’un rapport pointe la hausse des idées suicidaires chez les jeunes, tous les médias s'affolent. Mais on ne rappelle jamais que le taux de suicide n’a fait que baisser ces vingt dernières années. Certes il y a une stagnation depuis peu, avec des signaux d’attention envers les jeunes filles et jeunes femmes. Mais au global, la “vague de suicides” qui avait été annoncée pour l’après-Covid n’a pas eu lieu. Il faut donc toujours être vigilant à l’utilisation des chiffres dans les médias.
Je rappelle toujours à mes étudiants qu’un triplement des cas s’applique aussi quand on passe de un à trois. De même pour certains pourcentages arrangeants, qui ne reflètent pas de véritable tendance de fond quand il ne s’agit que de petits effectifs ou qu’on les considère sur des intervalles de temps courts. Une dynamique ne s’observe pas sur un an ou deux, mais sur dix, vingt, cinquante ans. Toute série de données temporelles connaît des fluctuations normales à la baisse et à la hausse. C’est la chronicisation de ces fluctuations qui en fait une tendance haussière ou baissière à suivre. Si on reprend l’exemple de la hausse des pensées suicidaires chez les jeunes filles, il peut y avoir une augmentation réelle du mal-être, c’est vrai. Mais cela peut aussi s’expliquer, au moins en partie, par le fait que les jeunes générations (et notamment les jeunes filles) parlent désormais plus facilement de leur souffrance psychique. Et cela contribue à faire augmenter les statistiques par rapport à des périodes où on en parlait moins. Je ne le sors pas du chapeau : c’est Santé Publique France qui l’a écrit noir sur blanc. Donc ces données sont à prendre avec précaution.
Pour finir, j’ai envie de revenir sur un dernier chiffre qui m’a interpellé. Il est tiré d’une enquête de l’Ifop [publiée en novembre 2024] sur le regard des Français sur les personnes en situation de handicap. Celle-ci évalue que seul 28% de la population se déclare à l’aise avec les personnes qui ont des troubles psychiques — contre 36% en 2021. Si on observe une baisse similaire sur presque tous les types de handicaps, le handicap psychique est à la fois la catégorie la moins considérée et celle qui accuse la plus forte baisse sur la période. De quoi relativiser sur l’effet Jeux Paralympiques, ainsi que sur la supposée efficacité du traitement médiatique et de la sensibilisation à outrance et sans stratégie autour de la santé mentale de ces dernières années. N’oublions pas que trop d’information tue l’information. Je compare souvent la trajectoire de la communication sur la santé mentale à celle sur le climat. On y voit hélas une avancée vers le même destin : d’une saturation de l’espace médiatique au green washing, suivi de l’éco-lassitude et du green hushing. Alors espérons que les premiers responsables en prendront vite conscience.
Et ce sera le mot de la fin pour notre entretien. J’aurai appris plein de choses, dont un certain nombre qui vont à l’encontre des grands discours sur le sujet. Alors un grand merci Mickaël pour cette conversation passionnante. Et je te dis à bientôt !
3 interviews de PWA sur des sujets voisins :
PWA #92 avec Lou Welgryn : sur l’état de sidération
PWA #78 avec Astrid Chevance : sur la dépression
PWA #75 avec Alice Devès : sur les handicaps invisibles
🔮 GRAND BAZAR… Dans le radar
En mai, je n’ai hélas pas autant lu qu’il me plairait.
Folie et résistance : Tout juste publié aux éditions Divergences, le nouveau livre de la journaliste Claire Touzard fait le lien entre son trouble psychique et son engagement politique. Un essai qu’il me tarde de découvrir pour prolonger la thématique du jour.
Toile de fond : Parmi tous les films sortis cette dernière décennie, lesquels resteront dans les mémoires comme des classiques du cinéma ? C’est l’exercice auquel s’est prêté le vidéaste Karsten Runquist. Et même si les productions américaines dominent sa sélection, je suis plutôt d’accord avec un certain nombre d’arguments avancés.
Loup y es-tu ? En mai, de nombreux médias ont chassé en meute suite à la sortie d’un nouveau livre sur LFI. Après avoir enchaîné pas mal de vidéos sur le sujet, j’avais envie de vous partager celle qui a le plus retenu mon attention. Bonus : celle-ci vient de notre premier invité de l’année, Nicolas Framont [cf. PWA #91], qui a centré sa réflexion sur les violences systémiques dans toutes les sphères militantes et politiques.
🗣 MEANWHILE… L’actu des plumes
Et vous, ils ressemblent à quoi vos projets du moment ? Écrivez-moi pour m’en parler et apparaître dans la prochaine édition : benjamin.perrin.pro[a]gmail.com
Vincent a co-écrit un livre sur l’emprise des milliardaires sur l’information.
Élise organise un atelier d’écriture en plein air à Paris.
Lloyd a enregistré une émission sur la BD de science-fiction avec Blast.
Lou et Lauren ont parlé d’IA et de climat pour le média Au Poste.
Matthieu organise le premier événement parisien de son média sur l’escalade.
DERNIÈRE CHOSE…
En mai, j’ai privilégié les lettres de motivation à la recherche de dons pour le média. Résultat : après des montants records les mois précédents, ça aura été le calme plat. Reste que juin devrait marquer un seuil symbolique, celui des 1000€ de dons collectés depuis septembre dernier. Merci encore à celles et ceux qui m’ont soutenu jusque là !
Pour tous les autres, il n’est jamais trop tard pour inverser la tendance et m’aider à dépasser ce nouveau cap. Pour rappel, je suis tout seul à travailler de A à Z sur la newsletter depuis plus de cinq ans, le tout sans subvention ni publicité. Choisir de me soutenir financièrement, c’est donner des ailes au média, mais aussi du baume au cœur à votre humble serviteur. 🥰
C’est aussi rejoindre le club des détenteurs de chaussettes collector PWA — dont certains m’envoient des photos de leur butin en vacances ou en soirée. Alors si vous voulez aider une plume en déroute sur le marché de l’emploi en échange d’une chouette contrepartie, voici ce que je vous propose :
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Plumes With Attitude est une newsletter indépendante sur l'écriture au sens large, entre interviews de plumes de tous horizons et curation de haut vol. Si vous avez aimé la lecture, n’hésitez pas à la partager autour de vous (par exemple sur Instagram) et à me dire ce que vous en avez pensé.
Super entretien ! Si ce n'est déjà fait, je pense que Léa Vigier (https://leavigier.com/) ferait une bonne invitée dans le podcast les maux bleus !
Genial et hyper interessant cet entretien !