Si “tout est politique” comme le slogan de 1968 l’indique, alors l’écriture ne fait pas exception. Et s’il est aujourd’hui plus facile que jamais de construire son propre média, choisir de publier (ou pas) sur un sujet en dit long sur nos combats.
Et comme l’invitée de cette édition nous le rappelle si bien, il y a des combats dans lesquels on ne peut pas faire l'économie de soi-même. Si je ne me suis jamais considéré comme “politiquement engagé”, ce n’est toutefois pas une raison pour faire l’impasse sur certains enjeux parmi les plus cruciaux de notre société.
En 2020, cela me semble plus important que jamais. C’est pourquoi je vous propose aujourd’hui de vous familiariser avec un prisme de lecture essentiel : la rupture d’égalité, dans ce nouveau portrait d’une plume exceptionnelle.
Excellente lecture à tous,
Benjamin
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🎙 INTERVIEW… Tania de Montaigne, auteure
À chaque newsletter, je vous propose de découvrir le portrait et les idées d’une véritable plume “With Attitude”. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Tania de Montaigne : une auteure aussi engagée qu’accomplie, à l’écrit comme sur scène. Je vous invite à découvrir son parcours, ses combats et sa profondeur de discours dans une interview-fleuve captivante.
Bonjour Tania et merci beaucoup pour avoir répondu à l’invitation ! Je me suis rendu compte en préparant cette interview que tu avais toujours eu un pied dans la littérature, l’autre dans les médias. Après des études politiques, tu as commencé en tant qu’animatrice sur Canal J, puis chroniqueuse sur France Inter et Canal+. Tu as écrit des romans, des essais et des biographies, mais aussi pour la musique et plus récemment pour le théâtre. Et comme l’un de tes thèmes de prédilection est l’identité, je voulais commencer par te demander : comment te présenterais-tu à quelqu'un qui ne te connaît pas?
Je dirais simplement que je suis auteure. L’écriture constitue l’essentiel de ce que je fais au quotidien, ainsi que ce à quoi je consacre le plus de temps dans ma vie. Le point commun entre tous mes projets, c’est le texte. Et si le théâtre m’amène depuis peu à me retrouver plus souvent sur scène, ça reste un embranchement inattendu de mes écrits.
Oui, l'écriture a tout l’air du fil rouge qui relie tes expériences entre elles. Ceci dit, j’imagine que ta façon de l’exercer est très différente entre le journalisme et la littérature. Comment as-tu bâti ta carrière entre ces deux univers ?
C'est avant tout une histoire de timing. J’ai commencé chez Canal J en tant qu’animatrice pour la simple et bonne raison que c’est le premier travail que j’ai trouvé. À l’époque, je préparais le concours pour être assistante parlementaire. Et donc à quelques mois près, ma vie aurait pu changer du tout au tout. Seulement, j’avais aussi des contraintes financières et je travaillais depuis mes seize ans. Donc quand Canal J m’a dit oui, j’ai tout de suite accepté. Passer par la case TV n’était pas du tout prévu mais j’y ai appris plein de choses. Canal J était une chaîne particulière dans la mesure où quiconque avait une idée pouvait la réaliser. Tout le monde avait sa chance. Il n'y avait d’ailleurs aucun moyen visuel de distinguer qui passait à l'antenne de qui restait derrière les caméras. Quand je suis passée par Nulle Part Ailleurs sur Canal+, c'était encore un autre niveau. Seulement, je me suis mise à questionner ma raison d’être au sein de cet univers certes fascinant mais qui en soi ne m'intéressait pas. J’ai donc choisi de quitter la TV pour me consacrer pleinement à l’écriture, qui était vraiment ce qui m’animait depuis le début. Ceci dit, je reviendrai à l’antenne plus tard et de façon plus ponctuelle pour aborder des sujets spécifiques qui me tiennent à cœur.
Tu as d’ailleurs été chroniqueuse, un métier d’écriture que je ne connais pas du tout. Considères-tu que ce format et ses contraintes ont pu influencer ta façon d’écrire sur le volet littéraire ?
Pour moi, ce sont deux mondes aussi différents que cloisonnés. Donc je dirais que ça m’a avant tout permis de financer mes projets littéraires. La chronique, c’est vraiment un format d’écriture journalistique qui se caractérise par un rythme très particulier. J’ai été chroniqueuse dans des émissions quotidiennes et je peux te dire que ça requiert une grande rapidité d’écriture. Tout l’inverse de l'écriture littéraire qui nécessite de s’inscrire dans du temps long. J’aime dire que ça te demande même d’abaisser ton rythme cardiaque pour mieux restituer des choses qui relèvent de la lenteur. Reste que le métier d’écrivain t’incite à être prolifique si tu veux vivre de ton art. Et si je me sentais capable d’écrire un livre, la vraie question était de savoir si je pouvais en écrire plusieurs. C’est dans cette optique que je me suis fixée l’objectif d’écrire un roman par an sur trois ans. Et comme je ne connaissais personne dans le milieu, ma mission était d’écrire un manuscrit, l’envoyer par la poste et passer au suivant. Je ne m’en rendais pas encore compte à l’époque mais c’était vraiment une super idée, dans le sens où je n’avais aucune attente sur les retours qui pouvaient m’être faits. J’étais donc toujours dans la production et dans le développement de ma capacité à raconter une histoire. Et pour moi, l’écriture c’est vraiment de l’artisanat. Construire une histoire, c’est comme fabriquer une table : c’est à toi de choisir tes matériaux et de les mettre au service d'une intention.
De nombreux métiers créatifs se réclament justement des valeurs de l’artisanat, notamment dans l’entrepreneuriat (cf. PWA #3 avec Laetitia Vitaud). Et si j’ai l’impression que c’est l’écriture en tant que telle qui t’a attirée, pour d’autres c’est l’outil qui va les aider à véhiculer leurs idées. Alors je me demandais : comment choisis-tu les sujets sur lesquels tu écris ?
Je ne réfléchis pas tellement par sujet. Ce sont plutôt des idées qui m’interpellent et auxquelles viennent se greffer d’autres réflexions. Mais je ne me dis jamais en avance : “Tiens, il faut que j’écrive sur ça”. La seule exception, ce sont les commandes. Mon premier essai, Noire, est justement issu d’une commande pour une collection d’essais qui s’appelle “Nos Héroïnes” et qui a été publiée chez Grasset. Le principe, c’était de demander à des auteures au sens large (romancières, historiennes, etc.) d’écrire sur des femmes qui ont fait l’Histoire, mais que l’Histoire n’a pas retenu. Il y avait également une contrainte originale : apparaître d’une façon ou d’une autre dans le récit. On m’a proposé de participer à cette collection, et donc de trouver l’héroïne sur laquelle j’allais écrire. Il me fallait faire de la littérature à partir du réel, et aussi m’inscrire moi-même dans cette biographie — sachant que l’autofiction n’est pas du tout mon univers. C’était une première pour moi qui avais toujours fabriqué ma propre matière, défini mes propres contraintes, et n’avais jamais écrit d’essai. Moi qui construisais des tables, j’ai vraiment dû apprendre à fabriquer un tout autre type de meuble (rires).
Comment es-tu tombée sur l’histoire de Claudette Colvin, cette femme restée dans l’ombre de Rosa Parks que tu as choisi comme héroïne ?
Mes recherches m’ont ramenée quelques années plus tôt, alors que j’écrivais sur Rosa Parks et son célèbre refus en 1955 de céder sa place à un blanc dans ce fameux bus de Montgomery, en Alabama. Je me suis alors souvenue que la même année, une adolescente noire de quinze ans avait précédé Rosa-Parks en faisant la même chose dans la même ville. En creusant, j’ai découvert que cette femme avait une histoire personnelle tout sauf banale qui méritait d’être racontée. J’en ai parlé aux éditrices, qui m’ont donné le feu vert pour en faire l’héroïne de mon essai.
Et alors, quelle place as-tu choisi d’occuper dans ce récit ?
Je me suis dit que la meilleure place que je pouvais prendre, c’était de faire le trajet avec le lecteur. Mon but était de l’aider à changer de regard en lui montrant à quel point l'acte de Claudette Colvin était révolutionnaire. Vous pouvez d’ailleurs faire le test avec Rosa Parks et vous verrez que la plupart des gens se souvient d’elle soit comme quelqu’un qui était assise dans la section du bus réservée aux blancs, soit comme quelqu’un qui s’est levé. Et il y a une raison très simple à ça, c'est que la situation nous paraît tellement absurde qu’on se dit qu’il a fallu qu'elle fasse un truc dingue pour se faire arrêter. Sauf que Rosa Parks était en réalité assise à une place réservée aux noirs. Donc ma démarche, ça a été de faire le trajet avec le lecteur et de lui retirer des droits au fur et à mesure du récit comme c’était le cas dans l’Alabama ségrégationniste des années 50.
C’est un essai qui t’a d’ailleurs amenée à monter sur les planches. Peux-tu me raconter comment celui-ci s’est retrouvé adapté au théâtre ?
L’adaptation de Noire au théâtre est l’œuvre du metteur en scène Stéphane Foenkinos. Il y a deux ans, il m'a appelée en me disant qu’il avait eu un flash après avoir lu le livre et qu’il fallait que ça devienne une pièce. Je lui ai dit que j’en étais ravie et que je serais heureuse de venir voir son adaptation au théâtre quand il l'aura faite. C’est là qu’il m’a répondu qu’il comptait garder la structure du livre pour sa mise en scène, et donc qu’il tenait à ce que ce soit moi qui amène les spectateurs à faire le trajet avec Claudette Colvin. Ce à quoi je lui ai répondu qu’il ferait mieux de travailler avec une vraie comédienne (rires). Mais ce qu’il voulait mettre en scène, c’était justement le voyage avec moi et non le simple fait de montrer des personnages historiques en action. Et puis, Stéphane a fini par m’envoyer son adaptation [de 25 pages]. Rien qu'en faisant des coupes dans mon livre [de 180 pages], il était parvenu à restituer l'histoire de Claudette. C’était impressionnant ! Un jour, il me dit que le théâtre d’Orléans nous invite à jouer. Je devais juste lire pendant que lui s’occuperait de la mise en scène autour du récit. Après avoir hésité un certain moment, j’ai accepté. Et ça a été le début d’un engrenage infernal (rires).
C’était vu d’avance (rires). Tu peux m’en dire plus ?
De fil en aiguille, un producteur nous a programmés à la Maison de la Poésie. Puis on s’est retrouvés au théâtre du Rond-Point, qui a voulu qu’on en fasse une pièce. Ca voulait dire plus de texte sur scène et 25 pages à apprendre : l’engrenage se refermait sur moi petit à petit (rires). Évidemment, Stéphane avait déjà une idée très précise de ce qu’il voulait faire. J’ai été impressionnée par son univers visuel et par la diversité des profils au sein de l’équipe qu’il a réunie autour du projet. Si ça n’avait pas été lui, j’aurais dit non pour la simple et bonne raison que je m’en serais sentie incapable. Au final, cette aventure dans laquelle je me suis engagée à reculons est une expérience incroyable.
En fait, il t’aura eue à l’usure (rires). Ce passage sur les planches ne sera d’ailleurs pas le seul, avec ton texte L’Assignation qui finira lui aussi sur scène.
Quelques mois après la publication de Noire chez Grasset, j’ai remporté le prix Simone Veil 2015. Et du coup, je me suis retrouvée à répondre à de nombreuses questions sur mon livre et notamment sur son titre. Et au final, le choix de Noire s’est imposé à moi dans la mesure où il résume ce qu’a fait Claudette Colvin : nous obliger à traverser sa couleur pour se questionner sur la citoyenneté. Et comme c’est un mot que personne qui fait tourner tout le monde autour du pot et que personne ne veut prononcer, je me suis dit que j’allais le mettre sur la table pour voir les réactions que ça allait susciter. Et ça a ouvert une discussion très animée, avec des retours de la part de personnes de toutes les couleurs. On m’a notamment dit que je ne parlais pas comme une noire, comme s’il y avait des attentes autour de ma façon de m’exprimer qui découleraient de ma couleur de peau. Cela sous-entendait d’ailleurs que l’on se faisait une certaine idée de ce que devait être l’identité d’une personne noire. Je me suis alors dit que j’avais mis le doigt sur quelque chose que je voulais explorer, à savoir la façon dont on parle de tout ça. Ça a donné un nouvel essai, L’Assignation, publié en 2018 et adapté l’année suivante au théâtre du Rond-Point, toujours avec Stéphane Foenkinos.
Tu fais référence à la façon dont on en parle, ce à quoi j’ajouterais la façon dont on l’écrit. Car l’une des questions centrales de ton livre, c’est celle de l’emploi de la majuscule à “Noir”, qui tente de définir les contours d’une présupposée identité commune au lieu de mettre l’accent sur la singularité individuelle et la citoyenneté universelle. D’ailleurs, le sous-titre que tu as choisi pour L’Assignation, c’est Les Noirs n’existent pas. Ceci dit, je n’ai pas l’impression que ce soit la direction empruntée dans le discours médiatique et politique actuel, en particulier depuis la mort de George Floyd. Entre le slogan “Black Lives Matter” tiré du mouvement éponyme, l’élection de Kamala Harris avec Joe Biden, et même l’officialisation du premier James Bond avec une femme noire dans le rôle de 007, le noir avec un grand N auquel tu fais référence n’a jamais autant été mis en avant dans l’actualité que cette année. Que penses-tu de cette tendance de plus en plus systématique à orienter la discussion autour de la couleur de peau ?
En juillet, le New York Times a décidé qu’il y aurait désormais une majuscule à “Black” dans ses colonnes alors qu’il n’y en a pas à “white”. Ce qui me dérange, c’est que ça donne l’impression d’une possibilité de réparation du mal qui a été fait par le passé, voire que l'Histoire pourrait se rejouer grâce à une majuscule. Alors en effet, les Etats-Unis ont un certain passé qui doit nécessairement être pris en compte dans les discussions actuelles. Cela vaut d’ailleurs pour toutes les nations qui se sont établies sur le dos de l’esclavage ou qui ont été des puissances coloniales. Mais ce rappel à l’ordre généralisé vient selon moi occulter un problème fondamental, qui est celui de la rupture d’égalité. Cette année, il a beaucoup été question du nombre de décès du Covid-19 au sein des populations noires et hispaniques aux Etats-Unis. Sauf qu’on a beaucoup moins parlé des amérindiens qui ont eux aussi été très touchés. Et surtout, on s’attarde sur la couleur alors que le vrai sujet c’est la pauvreté, ainsi que les problèmes de diabète et d’obésité qui en découlent et qui font que ces populations sont particulièrement à risque vis-à-vis de l’épidémie. Les médias français ne font pas exception dans ce traitement presque binaire de l’actualité. Parler de noir ou de blanc en France, ça n’a d’ailleurs aucun sens. C’est passer à côté du nuancier de couleurs hérité de notre passé colonial et de notre présence sur quasiment tous les continents. Enfin, faire référence à la couleur d’un individu tout en faisant abstraction de sa condition sociale, ça revient à nier la singularité des trajectoires individuelles. Penser que tous les noirs sont traversés par les mêmes choses, c’est comme mettre une migrante érythréenne et Michelle Obama sur le même plan : c’est juste aberrant. Et si on ne va pas au-delà de ces raisonnements simplistes, on ne peut pas avancer sur les sujets de pauvreté et de discriminations qui sont selon moi là où se trouvent les questions les plus urgentes aujourd’hui.
C’est d’ailleurs ce que tu as reproché à la tribune de Virginie Despentes publiée cette année au sujet du privilège blanc. Tu avais très justement recentré le débat sur “le fait qu’il y a des gens pour qui l’exercice des droits humains est soit tronqué soit inexistant, en raison de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap”. J’imagine que tu as entendu parler du livre très controversé de Robin DiAngelo, White Fragility. Celui-ci s’est hissé au sommet des ventes de livres sur Amazon aux Etats-Unis suite à la mort de George Floyd et traite de la difficulté qu’auraient les blancs à parler racisme selon son auteure.
C’est effectivement un livre très intéressant à étudier. À vrai dire, je connaissais déjà son auteure [blanche] qui a bâti un véritable empire dans le monde des conférences autour de la dénonciation de sa propre couleur. Elle est d’ailleurs passée maîtresse dans l’art de la culpabilisation, à laquelle elle apporte bien sûr des solutions (payantes). Selon elle, il y aurait ainsi besoin d’un travail important de la part des blancs pour réussir à comprendre les gens qui ne sont pas blancs. En plus d’être très condescendant, c’est à nouveau une façon détournée d’occulter la vraie radicalité : l’égalité. Apprendre aux blancs à soi-disant inverser la hiérarchie vis-à-vis des noirs, ça reste une posture purement coloniale qui ne fait que renforcer cette hiérarchie. Et tout son discours repose sur cette idée que le racisme est inéluctable car lié à la couleur de peau — ce qui est au passage très pratique pour son business.
En fait, c’est comme si elle se plaçait dans une position de prêtresse vers laquelle se confesser. Et à mes yeux, c’est bien pire que le racisme systémique qu’elle pointe du doigt ou que des prises de positions maladroites. En l'occurrence, la tribune de Virginie Despentes partait d’une bonne intention.
En fait, ça partait d’une bonne intention mais d'un mauvais point de départ. Face au racisme, il faut savoir précisément ce pour quoi on lutte et ce contre quoi on se bat. Pour moi, l’enjeu central c’est de trouver comment on accède à une citoyenneté partagée. Et il faut être vigilant à cette tentation du glissement vers la conclusion que les populations discriminées ont beaucoup trop souffert, qu’on ne les comprendra jamais et qu’il vaut mieux les laisser mener leur combat. En réalité, c'est la pire chose qui puisse arriver. C’est un combat dans lequel on ne peut pas faire l'économie de soi-même. C’est trop facile de sortir du jeu parce qu’on ne se sent pas compétent.
Tu avais justement écrit quelque chose qui m’a marqué à ce sujet : “La bonne nouvelle, c'est que le racisme est une élaboration humaine. Il ne tient donc qu'à nous d'inventer un nouveau dictionnaire” (source). Peux-tu me dire quelles seraient selon toi les conditions pour y parvenir ?
Pour moi, il faut d’abord savoir se faire partie prenante. Ça vaut d’ailleurs également pour le sexisme. Il ne suffit pas de déléguer le problème du racisme à un groupe facilement identifiable comme les blancs (ou les hommes pour le sexisme). C’est une erreur de désigner des personnes qui seront toujours racistes et d’autres qui ne le seront jamais. C’est pourquoi il faut selon moi toujours se regarder être à l’intérieur de ce qui se produit. Quand tu y réfléchis, le racisme c'est l'idée qu'il y aurait des couleurs, que celles-ci auraient un fonctionnement particulier et qu’elles seraient chacune placées à un échelon précis. Donc si on ne commence pas par éliminer l'idée qu'une couleur définirait quelqu'un ou qu’elle ferait partie d’une hiérarchie prédéfinie, alors on est déjà passé à côté du racisme et je ne vois pas comment on peut lutter contre ce dernier. C'est par ce début de réflexion que j’en suis arrivée au concept de rupture d'égalité comme outil de base le plus simple à appliquer. La question, c'est de déterminer si tu peux exercer pleinement tes droits humains. Si la réponse est oui, alors tant mieux. Mais si c'est non en raison d’une histoire de couleur, de genre, de religion, de handicap ou de préférences sexuelles, alors il y a rupture d’égalité et donc atteinte à ta citoyenneté en tant qu’être humain. Encore une fois, il y a cette possibilité de glissement qui consisterait à raisonner à partir des différences des gens pour leur définir des droits spéciaux. Seulement, les personnes discriminées ne veulent pas de droits spéciaux. Ce qui compte pour elles, c’est de pouvoir exercer les mêmes droits que tout le monde.
Ton point m’amène naturellement vers un sujet brûlant qui me semble indissociable de toutes les questions autour de l'altérité et des identités : la cancel culture (ou call-out culture). C’est sans doute le point sur lequel je voulais le plus t’interroger tant celui-ci est devenu une véritable arme politique ces dernières années. Aux États-Unis mais pas que, il y a notamment cette fracture de plus en plus marquée entre les défenseurs de la liberté d’expression et les partisans du politiquement correct. Penses-tu que cette tendance à chercher à neutraliser la parole de son opposant au moindre mot de travers peut coexister avec une amélioration du discours autour des questions d’identités et de citoyenneté ?
Le premier problème avec la cancel culture, c'est le fait de dépendre du bon vouloir des gens. Et d'un point de vue citoyen, le bon vouloir ne vaut rien. Ce n’est pas un socle comme la rupture d’égalité qui fonctionne pour tout et sur lequel on peut raisonner. Mais ce qui me dérange le plus avec la cancel culture, c’est qu’elle ne nous rend pas partie prenante de nos actes. Pendant #MeToo, de nombreuses personnalités ont été désignées en public. Les accusés se sont retrouvés condamnés sans procès, les victimes ont certes gagné en visibilité mais n’ont pas pu se reconstruire puisque la justice n’est pas passée. On a donc d'un côté des agresseurs présumés qui sont comme mis au coin pour une durée inconnue et de l'autre des victimes qui ne sont toujours par reconnues par la société comme ayant subi un préjudice. Or, le principe de la justice c'est de faire tiers, de faire respecter la loi du nous tous, qui n’est ni la loi du plus fort ni la loi du plus nombreux.
Il y a aussi dans la cancel culture une certaine mise en avant de la personne qui accuse. Barack Obama avait d’ailleurs dénoncé avec justesse cette approche de la social justice, en insistant sur le fait que ce n’était pas de l’activisme. Et puis, il y a également le fait que la cancel culture n’incite pas à l’échange — voire le dissuade — dès qu’un sujet de discussion peut entraîner une polémique ou qu’un élément de langage peut être sorti de son contexte dans l’optique de nous nuire.
En fait, c'est très religieux comme processus. Au Moyen-Âge, de telles méthodes étaient utilisées par l'Inquisition pour s'assurer d’un niveau de discours recevable. Pour moi, il est urgent de sortir de ce mode de censure qui bloque la pensée et interdit la contradiction. Vouloir passer sous silence ce qui nous dérange sera toujours moins productif qu'élaborer des arguments contre.
Je suis entièrement d’accord avec toi. Reste qu’au-delà de la douleur, 2020 a également amené son lot d’espoirs. Alors pour finir cette discussion sur une note plus positive, j’aimerais que tu me dises ce qui t’a rendue optimiste cette année.
Ce qui me rend optimiste, ça a toujours été les gens. Malgré une montée en puissance de gouvernements populistes dans le monde entier, il y a également de plus en plus de personnes et d’organisations qui font entendre leur indignation. Toutefois, ce n’est qu’un point de départ : un vrai mouvement citoyen va plus loin qu’une manifestation de soutien. Faire bouger les lignes, c’est faire du temps long et aller sur le terrain. C’est s’engager auprès des ONG qui aident des personnes discriminées, c’est soutenir toutes ces associations fragilisées par le Covid-19 qui dépendent encore beaucoup trop souvent de la seule activité d’adhérents retraités. Il y a eu quelque chose de spectaculaire dans les réactions observées dans le monde entier suite à l’assassinat de George Floyd. Seulement, ce ne sont pas des tweets qui font avancer l’égalité en matière d’exercice des droits humains. La démocratie, ce n’est pas un spectacle. Et pour la faire progresser, ça se passe sur le terrain.
Je ne vois pas de meilleure conclusion possible à notre conversation. Mille mercis à toi pour avoir répondu à mes questions et pour avoir eu un rôle central dans cette édition majeure de la newsletter. Je te souhaite une bonne continuation et j’ai hâte de voir ce que tu nous réserves pour la suite.
Les 3 héroïnes de Tania :
Danielle Mérian : “Cette ancienne avocate de 82 ans est une punk, contrairement aux apparences. On l’a découverte au moment des attentats du 13 novembre, dans une interview par BFM qui a fait le tour du monde. C’est une militante infatigable qui est présidente de SOS Africaines en Danger, une association qui milite contre l’excision.”
Christine Pellicane : “C’est la créatrice de la compagnie de théâtre Tamerantong, qui fait monter sur les planches des enfants de Belleville et de Mantes la Jolie. Elle fait un vrai travail de mixité sociale et d’accompagnement, le tout avec une haute ambition artistique.”
Alexandra de Montaigne : “C’est ma sœur, mais c’est surtout quelqu’un qui fait un travail formidable. Elle a été prof de français en collège à la Plaine Saint Denis pendant plus de 10 ans. Depuis 2 ans, elle est proviseure au lycée de Stains. C’est une héroïne dans sa façon d’exiger de ses élèves le meilleur.”
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DERNIÈRE CHOSE…
La semaine dernière, j’ai eu l’excellente surprise de voir Plumes With Attitude citée par une de ses consœurs (et pas des moindres !) : Les Glorieuses, de Rebecca Amsellem. Très heureux également d’avoir été mentionné comme inspiration de la newsletter personnelle de l’ami Yoann Lopez, Snowball. Encore un grand merci à eux !
May the words be with you,
Benjamin
P.S : Retrouvez toutes les newsletters précédentes dans l’archive de Plumes With Attitude. Et si vous avez aimé cette édition, n’hésitez pas à la partager autour de vous, ainsi qu’à vous abonner pour recevoir les suivantes par e-mail.